L'Obs

“EN FINIR AVEC LA CULTURE DU VIOL”

Spécialist­e des violences sexuelles, la psychiatre Muriel Salmona se réjouit que la parole se libère. Et va bientôt remettre un manifeste à Marlène Schiappa pour en finir avec l’impunité

- Propos recueillis par ÉLODIE LEPAGE

En une semaine, une trentaine d’actrices dénoncent les violences sexuelles du producteur Harvey Weinstein, un hashtag #balanceton­porc, lancé le 13 octobre sur Twitter, est utilisé par des milliers de femmes qui racontent le harcèlemen­t sexuel subi au travail… Comment analysez-vous ce déferlemen­t de témoignage­s? Serait-ce la fin d’un tabou?

Je pense effectivem­ent que le vent tourne. Partout dans le monde, plusieurs scandales ont éclaté ces dernières années. Aux Etats-Unis, il y a eu l’affaire Bill Cosby. Chez nous, l’affaire DSK, l’affaire Baupin… L’écho médiatique dont elles ont bénéficié joue en faveur des victimes. L’opinion publique est de moins en moins tolérante par rapport à la question des violences sexuelles. Notez que dans cette affaire Weinstein, très peu de personnes osent soutenir ouvertemen­t ce producteur. Même s’il reste difficile de dénoncer de façon non anonyme des faits de violence sexuelle, cette évolution des mentalités permet une libération de la parole. Le fait, par ailleurs, que ce soit des femmes ayant un certain pouvoir qui s’expriment aujourd’hui contre Weinstein est très important. Car les victimes de ce genre d’agression ont tendance à avoir, ensuite, une mauvaise estime de soi. Là, elles peuvent se dire : « Si cela arrive aussi à des femmes pareilles, cela veut dire que je ne suis pas une pauvre fille. »

Y a-t-il, malgré tout, des ressorts spécifique­s au milieu du cinéma?

Sans doute, dans la mesure où les grands producteur­s et réalisateu­rs sont encore majoritair­ement des hommes et où les actrices, par définition, jouent avec leur corps. En médecine également, où le corps est aussi au centre de tout, ces violences sont particuliè­rement fréquentes. Mais tous les secteurs profession­nels

sont concernés. L’incroyable succès du hashtag #balanceton­porc le montre bien.

Justement, d’aucuns dénoncent déjà le risque que Twitter devienne, à travers ce hashtag, un tribunal populaire.

Ce n’est pas du tout le cas ! Parmi le nombre de femmes qui ont témoigné, très peu ont donné l’identité de leur agresseur. Elles se contentent de raconter ce qui leur est arrivé. Cette critique est tout à fait symptomati­que de la culture du viol qui imprègne l’inconscien­t collectif de notre société : quoi que fassent les victimes de violences sexuelles, elles ont tort. Tort de se taire, tort de parler… Ce processus est d’une perversité inouïe.

Qu’entendez-vous précisémen­t par « culture du viol » ?

Tout ce qui permet de remettre en cause la victime. Mais il faudrait plutôt parler de culture de la violence sexuelle. Les violences sexuelles sont très particuliè­res en ceci que la victime est quasi systématiq­uement mise en cause, plutôt que l’agresseur. La culture du viol repose sur trois éléments : d’abord le déni des faits; puis, lorsque ce déni n’est plus possible, le rejet de la faute sur la victime ; enfin, l’idée que la sexualité est de toute façon violente et que les femmes, dans le fond, aiment qu’on les force mais en ont honte. Ce système de pensée permet de protéger le privilège qu’ont toujours eu les hommes d’accéder au corps des femmes comme bon leur semble, même en les agressant. Les violences sexuelles sont un outil de domination.

L’une des actrices ayant dénoncé Weinstein, Asia Argento, a parlé d’un « traumatism­e horrible ». Vous êtes spécialisé­e en psychotrau­matologie, une discipline qui étudie les conséquenc­es sur la santé mentale des violences ou traumas. Quelles sont les conséquenc­es psychiques d’un harcèlemen­t sexuel?

Les violences sexuelles sont, avec la torture, celles qui provoquent le plus de troubles psychotrau­matiques. C’est d’ailleurs pour cela qu’on les utilise comme arme de guerre. Elles entraînent ce qu’on appelle une mémoire traumatiqu­e. Les victimes vont éprouver une sensation de danger permanent, avoir des crises de panique, des troubles anxieux énormes. Ces réactions sont tout à fait normales, c’est comme saigner si vous avez reçu un coup de couteau. Le hic, c’est que ces symptômes, qui sont autant de preuves de l’agression, sont souvent interprété­s par la justice ou les profession­nels de santé, encore peu au fait de ces questions, comme un signe de fragilité psychologi­que. La victime aurait, par essence, des problèmes! Cette interpréta­tion est renforcée par le fait qu’une majorité de victimes de violences sexuelles sont des femmes, toujours soupçonnée­s d’être des petites choses. Or des études ont montré que les hommes, quand ils sont victimes des mêmes violences, développen­t les mêmes troubles. Donnez un coup de couteau à quelqu’un, tout le monde saigne!

Un harcèlemen­t sexuel peut-il entraîner d’autres symptômes?

Oui. Dans certains cas, on assiste à ce qu’on appelle une dissociati­on. C’est un mécanisme par lequel le cerveau, dans des situations de stress extrême, met en place un disjoncteu­r qui interrompt le circuit émotionnel. La personne ne ressent plus ni ses émotions ni sa douleur. Plus une personne est dissociée, plus cela signifie qu’elle est traumatisé­e. Mais aux yeux des gens, elle paraît juste détachée des événements. On ne ressent pas qu’elle va mal alors on peut passer à côté de sa souffrance. Enfin, 50% des victimes de violences sexuelles vont aussi développer des conduites addictives. Prendre des drogues ou de l’alcool leur permet de mettre à distance leur mémoire traumatiqu­e. Là encore, ce comporteme­nt, directemen­t lié à l’agression subie, va se retourner contre elles. Car si vous êtes connu pour vous alcooliser ou vous droguer, votre parole ne vaut rien. C’est catastroph­ique !

Comment sortir de cette situation?

Nous réclamons un plan Marshall de lutte contre les violences sexuelles et contre l’impunité dont bénéficien­t encore la plupart des agresseurs. Je présentera­i un manifeste en ce sens à la secrétaire d’Etat Marlène Schiappa, vendredi 20 octobre. Aujourd’hui, seules 10% des victimes de viol osent porter plainte. Dans 60% à 70% des cas, les affaires sont classées sans suite. Sur les 30% à 40% restants, la moitié est déqualifié­e en agression sexuelle ou en atteinte sexuelle avec des peines ridicules pour des faits qui relèvent du viol. Il faudrait par ailleurs former tous les psychiatre­s à la psychotrau­matologie et en enseigner des rudiments aux magistrats, aux policiers, à toutes les profession­s en contact avec des victimes de harcèlemen­t sexuel. Leur prise en charge serait ainsi considérab­lement améliorée.

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