L'Obs

Chevaux sans maître

EX ANIMA, PAR BARTABAS, THÉÂTRE ÉQUESTRE ZINGARO, AUBERVILLI­ERS, RENS.: 01-48-39-54-17 ET ZINGARO.FR.

- JÉRÔME GARCIN

Le geste est magnifique et bouleversa­nt comme une cérémonie des adieux. Ainsi donc, toute sa vie, Bartabas aura travaillé ses chevaux à la manière d’un chorégraph­e, leur aura demandé des galops arrière et des piaffers d’anthologie, les aura préparés, avec sa troupe, à la voltige cosaque, à la poste hongroise, au reining américain ou au carrousel français, et aura élevé le dressage à la hauteur de la divination pour arriver, l’année de ses 60 ans, à ce spectacle insolite, jusqu’alors inconcevab­le, où, soudain, le roi et ses montures sont nus. Où tout ce qu’il a inventé est aboli. Dans cette « ultime création », il n’y a plus d’équitation, plus de cavaliers, plus de selles, d’enrênement­s, de mors de bride, d’éperons, de badines. Plus rien qui contraigne, entrave, enferme et stimule. Les chevaux ne sont plus montés. Ils sont en liberté. Les bipèdes, de noir vêtus, se contentent d’observer et d’admirer des quadrupède­s qui se jouent de leurs anciens patrons, se chamaillen­t, se mordillent, se toisent, se roulent, se couchent. Quand ils ne lâchent pas, sur la pouzzolane, un chapelet de crottins. Ici, la culture abdique devant la nature. Le pari fou de Bartabas est d’en faire pourtant du théâtre. Un théâtre qui, malgré l’ordonnance des tableaux à la fois abstraits et naturalist­es, doit compter avec l’humeur changeante de chevaux imprévisib­les. Certes, il y aura toujours cette brume du petit matin qui se lève sur une lande imaginaire ou un champ de bataille napoléonie­n, toujours ces bruits lointains de mer, de ferme, ces cris de mouettes, ce chant du coq, mais les deux pur-sang arabes galoperont-ils chaque soir en cadence, le percheron tirera-t-il aussi volontiers sa lourde traverse de bois, les colombes se poseront-elles à tour de rôle sur le dos de l’Irish cob, l’âne blanc braira-t-il à heure fixe et la (vraie) saillie se répétera-t-elle à chaque représenta­tion? Rien n’est moins sûr. A l’exception du cheval-dieu qui, suspendu à des sangles, s’élève vers le ciel en tournoyant, « Ex anima » est un spectacle dont Bartabas est l’inspirateu­r, mais dont il n’est plus le démiurge. Il rend enfin aux chevaux tout ce qu’ils lui ont donné. Il leur rend la liberté. Les fidèles de Zingaro seront peutêtre décontenan­cés et les amateurs de cirque, de fantasia, de numéros équestres, désappoint­és. Qu’importe. Dans un geste très pur, un de nos plus grands créateurs va jusqu’au bout de son credo : même sans les hommes, surtout sans les hommes, les chevaux affranchis font de l’art, à leur insu. C’est beau et triste à la fois. Car Bartabas a choisi l’ombre, il s’efface désormais devant ses seuls maîtres. Et l’on ne voudrait pas qu’il disparaiss­e.

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