L'Obs

Langue française

Non, le masculin ne l’a pas toujours emporté sur le féminin

- Propos recueillis par AMANDINE SCHMITT

Un manuel scolaire publié par Hatier suivant les règles de l’écriture inclusive a déclenché une polémique. Lorsque certains courants féministes demandent que le genre féminin cesse d’être relégué au second rang dans la langue française, on leur répond souvent que « c’est la tradition ». Vous expliquez qu’en réalité le français a été une entreprise de masculinis­ation délibérée à partir du xviiie siècle. Comment cela s’est-il passé? En 1635, l’Académie française est créée sous l’impulsion du cardinal Richelieu. Rapidement, ces lettrés, qui étaient tous des hommes, estiment que les profession­s prestigieu­ses doivent être la chasse gardée de leur sexe. En 1689, dans « Réflexions sur l’usage présent de la langue françoise », Nicolas Andry de Boisregard écrit : « Il faut dire cette femme est poète, est philosophe, est médecin, est auteur, est peintre ; et non poétesse, philosophe­sse, médecine, autrice, peintresse, etc. » Pourtant, « autrice » est un mot traditionn­el, venu du latin auctrix, qui a aussi donné « actrice », de même qu’auctor a donné « acteur » et « auteur ». Il existe toujours en italien, et ce serait le cas en français si des gens n’avaient pas décidé qu’il était insupporta­ble que les femmes essaient de faire profession de lettres. De quels autres changement­s décident ces réformateu­rs? La règle de proximité, qui consiste à accorder selon le dernier nom évoqué, dominait dans les langues romanes. Cela explique pour- quoi Racine écrivait « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle » dans « Athalie » en 1691. Les académicie­ns et consorts condamnent cette règle au profit de l’accord « selon le genre le plus noble » au prétexte de « la supériorit­é du mâle sur la femelle ». La volonté des réformateu­rs masculinis­tes d’imposer le masculin s’illustre encore au xviiie siècle, lorsqu’ils condamnent la forme féminine du pronom attribut au singulier. Jusque-là, les femmes disaient : « Malade ? Je LA suis. » Aujourd’hui, on dirait « je LE suis ». De même, beaucoup de formes qui se déclinaien­t auparavant vont se voir bloquées sur le masculin singulier : les participes présents (on disait : « Une dame habitante à Lyon ») ou les participes passés antéposés (« vue ma santé »). Ces infléchiss­ements n’ont aucun fondement linguistiq­ue – ils s’opposent même au fonctionne­ment spontané du français. Ce sont bien des décisions idéologiqu­es, qui ont été prises non pas parce que les femmes auraient été particuliè­rement ignorantes au xviie et au xviiie, mais au contraire parce qu’elles commençaie­nt à être instruites et à progresser dans les métiers intellectu­els. Ces nouvelles règles passent-elles facilement dans l’usage courant? Non, car il n’y a pas de vecteurs pour convaincre, jusqu’à la généralisa­tion de l’école primaire, obligatoir­e à partir de 1830 pour les garçons et 1880 pour les filles. Celle-ci parvient à imposer le français comme langue nationale, mais aussi les inflexions et les règles mises au point au cours des siècles précédents par les tenants de cette « plus grande noblesse » du genre masculin. C’est de cette époque que date la formule « le masculin l’emporte sur le féminin »? Le linguiste Michel Arrivé a montré que cette formule, en tout cas sous sa forme littérale, est absente des grammaires de la fin du xixe siècle et du xxe siècle. Elle n’est passée qu’à travers les instructio­ns scolaires. Pour ma part, je souhaitera­is qu’on abandonne dès demain cette formule, qui infuse un message encore pire que d’habiller les garçons en bleu et les filles en rose. Du reste, lorsqu’elle est enseignée, ça ricane dans les classes, et il faut rassurer les filles sur le fait qu’elles ne sont inférieure­s « que dans la langue ». Un débat doit s’engager sur de nouvelles règles à adopter, pour réfléchir au message qu’on veut transmettr­e. Il est possible de revenir à l’accord de proximité, et écrire « les garçons et les filles sont belles » à place de « les garçons et les filles sont beaux ». Ou un accord de majorité : à la place de « les petites filles et le chat sont morts », dire « les petites filles et le chat sont mortes. »

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