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La fièvre anti-vaccin
Adéfaut de résoudre les problèmes de l’heure, le recours à l’histoire a au moins l’avantage de nous les faire appréhender autrement. Prenez la résistance à la vaccination. En France comme ailleurs, le phénomène semble en hausse constante et, à raison, il inquiète les pouvoirs publics. A nombre d’entre nous, cette poussée apparaît comme une névrose contemporaine, portée par des forces d’aujourd’hui, comme le triomphe de l’égoïsme individualiste, le rejet de l’autorité, la recherche de voies alternatives. Un bref regard rétrospectif suffit pourtant à nous prouver le contraire. Ce rejet de la vaccination n’a rien de nouveau, il est même aussi ancien que la vaccination elle-même.
L’idée, assez géniale, voulant que le meilleur moyen d’éviter une maladie grave est de l’attraper sous une forme bénigne remonte à loin. Depuis des siècles, les Chinois combattent la variole ainsi. Cette pratique, dite « de l’inoculation », passée dans l’Empire ottoman, se répand en Europe au début du xviiie siècle, mais elle est risquée. Dans les années 1790, Jenner, un médecin de campagne anglais, révolutionne la technique et la rend fiable. Il a remarqué que les fermières qui traient des vaches infectées par la forme bovine du mal sont immunisées contre les épidémies. En 1796, il inocule à un enfant du pus prélevé sur une paysanne infectée par cette maladie animale, la « vaccine ». La vaccination est née. Quatre-vingts ans plus tard, Louis Pasteur fera faire d’incroyables progrès en la matière (voir encadré).
Grâce à Jenner, les premières campagnes antivarioliques ont commencé en Europe dès le tout début du xixe siècle. Par empirisme, les médecins d’alors ont bien compris la loi essentielle, corollaire au procédé : plus on vaccine de gens dans une population donnée, plus la probabilité de vaincre une épidémie augmente. D’où l’idée de rendre l’acte obligatoire. Après le Danemark et la Suède, la Grande-Bretagne impose la vaccination contre la variole à tous les nourrissons en 1853. Presque aussitôt, la mesure suscite l’opposition.
Pour partie, on peut certes attribuer ce rejet à un contexte social, qui, heureusement, a changé. Le
Vaccination Act voit le jour dans la sinistre Angleterre de Dickens, où les pauvres ont été infantilisés et mis sous tutelle. Les campagnes sont menées sans explications sur des populations effrayées, qui cherchent à protéger leurs enfants de ce qui est vu comme une agression supplémentaire imposée par le monde des riches. Quand le gouvernement, pour faire respecter la loi, en vient à dresser des amendes, la situation bascule parfois dans la violence. On voit semblable phénomène ailleurs. En 1904 éclate au Brésil la Revolta da Vacina – une semaine d’émeutes à Rio de Janeiro qui fait trente morts –, pour des raisons similaires : dans le cadre d’un programme louable d’assainissement de la capitale, les autorités n’avaient rien trouvé de mieux que de faire pratiquer les vaccinations de force, à domicile, sous le contrôle de la troupe…
Néanmoins, dès le milieu du xixe, on trouve aussi, en particulier en Angleterre, une autre forme d’opposition, venant de milieux aisés, éduqués, organisés en ligues, en journaux, qui développent leur aversion sur d’autres bases, philosophiques, morales, religieuses ou pseudo-scientifiques. Ce sont celles que l’on retrouvera de notre côté de la Manche, bien plus tard. Curieusement le pays de Pasteur est à la traîne dans toute cette histoire. L’obligation vaccinale n’arrive qu’en 1902, au moment où est instaurée la santé publique. Et le refus organisé de cette contrainte ne voit le jour que dans les années 1950, avec l’apparition des premières associations anti-vaccins.
Rapidement, le mouvement prend de l’ampleur fédérant, comme aujourd’hui des sensibilités très différentes : la droite religieuse, opposée à la science par idéologie, méfiante envers un collectif toujours suspect, mais aussi des « pré-écolos », défenseurs des médecines alternatives, ou, à partir des années 1970, des gauchistes qui voient dans la piqûre obligatoire l’odieuse main du capitalisme oppresseur et des laboratoires cupides. Le point fascinant est que tout l’argumentaire fricoté alors, et qui sert toujours, est quasi mot pour mot celui qu’utilisaient leurs prédécesseurs britanniques il y a un siècle (1) : l’obligation vaccinale empiète sur la liberté des parents, les vaccins ne sont pas sûrs, sait-on vraiment ce qu’on met dedans ?, etc. C’est troublant et sans doute désespérant. Comment se faire entendre aujourd’hui de gens qui ressassent des arguments vieux de cent ans. L’histoire nous apprend tout de même, et de façon répétée, qu’il existe bien une méthode, autrement pédagogique, pour convaincre du bien-fondé de la vaccination : la preuve par la trouille. Dans les années 1870, à Stockholm, dans les années 1920 en France, face à la variole, et dans les années 1970 en Angleterre, face à la coqueluche, une grande majorité de la population avait rejeté les vaccins. Dans les trois cas, des épidémies sont survenues et ont fait des morts. Dans les trois cas, il a fallu moins d’un an pour que les taux de couverture vaccinale dépassent les 90%. (1) Deux universitaires américains le prouvent dans cette étude : www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1123944.