La chronique de Nicolas Colin
Associé fondateur de la société The Family et enseignant à l’Institut d’Etudes politiques de Paris
C omme chaque gouvernement depuis toujours, celui d’Edouard Philippe souhaite relever un éternel défi : rendre les entreprises françaises plus innovantes. Un fonds pour l’innovation de 10 milliards d’euros générera des revenus récurrents pour soutenir l’innovation en entreprise. Une mission s’est mise au travail pour proposer une refonte du dispositif des aides à l’innovation, aujourd’hui opérées par des acteurs aussi divers que l’administration fiscale, le ministère de la Recherche, les pôles de compétitivité, les régions, Bpifrance, les universités, et bien d’autres.
La première question qui vient à l’esprit est aussi la plus simple : pourquoi l’Etat doit-il soutenir l’innovation dans le secteur privé? Economiquement, il y a deux raisons. La première, c’est qu’innover représente un aléa pour les entreprises. Si l’une d’elles alloue du capital à un chantier d’innovation, les chances d’aboutir à une mise sur le marché sont infimes. Le retour sur investissement peut être élevé, mais il est avant tout incertain. Dans ces conditions, une aide des pouvoirs publics est bienvenue pour rassurer nos chefs d’entreprise, si frileux, et les inciter à passer à l’acte.
La seconde raison pour laquelle l’intervention des pouvoirs publics a un sens, c’est que l’innovation est rarement exclusive. Dans certains cas, les entreprises peuvent protéger le résultat de leurs efforts d’innovation grâce à des brevets ou des mesures de secret industriel. Mais, le plus souvent, l’innovation est vite observée et répliquée par les concurrents; elle finit donc par s’étendre à tout le marché, sans que l’entreprise partie la première en tire un avantage particulier. En présence de telles externalités positives, il est optimal que l’innovation soit subventionnée par l’Etat.
Au-delà de ces considérations économiques, toutefois, il y a un problème avec nos milliards d’euros d’aide à l’innovation : depuis vingt ans, ils ont échoué à augmenter la compétitivité des entreprises françaises en général, à faire émerger des champions numériques français en particulier. Aujourd’hui, les plus puissantes entreprises du monde – en termes de valorisation, d’échelle d’opérations, de visibilité auprès du grand public – sont américaines (Apple, Google, Amazon, Facebook, Netflix) et chinoises (Tencent, Alibaba). Y a-t-il quelque chose de pourri au royaume français des aides à l’innovation ?
Il y a, surtout, beaucoup de malentendus. Le premier concerne la place de l’innovation dans le monde d’aujourd’hui. Dans l’économie fordiste du xxe siècle, marquée par la stabilité et l’optimisation, l’innovation était une phase exceptionnelle et transitoire, que les entreprises abordaient à contrecoeur avant de stabiliser à nouveau leur activité. Dans l’économie numérique d’aujourd’hui, où les cartes sont redistribuées en permanence, l’innovation est devenue omniprésente : toutes les entreprises, grandes ou petites, doivent innover en permanence si elles veulent rester compétitives. L’innovation n’est jamais une promesse de succès, mais l’absence d’innovation est toujours une garantie d’échec. Dans ces conditions, est-il encore pertinent d’inciter financièrement les chefs d’entreprise à innover ?
Un autre malentendu concerne la place des universités et des laboratoires publics de recherche dans la pratique quotidienne de l’innovation. Il est vrai qu’après la Seconde Guerre mondiale les universités et organismes de recherche ont joué un rôle critique dans l’effort d’innovation des grandes entreprises de l’économie fordiste. La raison, c’est qu’à l’époque seules ces entités publiques détenaient les ressources intellectuelles et l’équipement indispensables pour conduire des travaux scientifiques de pointe – qui étaient eux-mêmes encore au coeur des démarches d’innovation.
Mais aujourd’hui le contexte a changé. Les ressources nécessaires pour innover sont beaucoup mieux distribuées. Cela explique d’ailleurs pourquoi l’innovation est si omniprésente – et aussi pourquoi les universités sont largement absentes des grandes vagues d’innovation technologique des dernières années, de plus en plus impulsées par les grandes entreprises numériques (les voitures sans chauffeur) et les communautés de développeurs (les cryptomonnaies).
Surtout, il existe un dernier malentendu : la confusion, bien française, entre l’innovation et la technologie de pointe. Pour nos pouvoirs publics, seuls les actifs technologiques qui repoussent l’état de l’art dans un domaine méritent le nom d’innovation, et l’allocation d’aides publiques. La conséquence pour nos start-up est tragique. Les entrepreneurs qui réussissent ailleurs innovent dans l’interaction constante avec leurs clients et ajustent en permanence leur modèle d’affaires par glissements progressifs. Pendant ce temps, nos entrepreneurs à nous sont incités par l’Etat à s’enfermer pendant des mois dans des laboratoires pour se focaliser sur d’improbables défis technologiques de pointe. Pas étonnant qu’ils échouent face à leurs concurrents étrangers !