Gauche Le Média, canal insoumis
Cette nouvelle webtélé se veut antisystème et promet d’être indépendante. Ses trois fondateurs sont pourtant très proches de Jean-Luc Mélenchon
Un psychanalyste d’obédience médiatique, une communicante estampillée Mélenchon, un producteur-réalisateur anar et créatif : voilà les trois fondateurs officiels de la nouvelle webtélé lancée comme un altermédia et baptisée « Le Média ». Gérard Miller, Sophia Chikirou et Henri Poulain, donc. Après s’être battus pendant la campagne présidentielle aux côtés de « Jean-Luc », leur candidat, ils se défendent aujourd’hui de faire une télé-Mélenchon. Leur média, disent-ils, est « humaniste, écologiste, féministe, antiraciste », engagé, gratuit et indépendant grâce à 1,5 million d’euros recueillis par crowdfunding auprès de leurs supporters, baptisés « les socios » (lire encadré). C’est une bande-annonce très soft en regard de la genèse de ce bébé, sorti des eaux de la mélenchonie.
Il faut remonter au printemps dernier, après la défaite amère de la présidentielle. Lorsque le candidat de La France insoumise ne parvient pas à se qualifier au second tour, une question s’impose aux dirigeants du mouvement et, en premier lieu, à Sophia Chikirou. Pour celle qui suit Mélenchon depuis 2010, il n’est pas question de rester les bras croisés pendant cinq ans. La bataille des idées doit continuer. Et la télévision en est le vecteur le
plus efficace, celui qui peut toucher le plus grand nombre. « La révolution, aiment-ils à répéter, commence dans notre regard. » Alors faut-il, comme ils en avaient évoqué l’idée, développer la chaîne YouTube du candidat Mélenchon ?
Tandis qu’Emmanuel Macron est en passe de s’installer à l’Elysée, Sophia Chikirou en discute avec Gérard Miller et Henri Poulain, au gré de leurs échanges dans l’hôtel particulier du premier, dans le 11e arrondissement de Paris, ou dans les locaux de la société de production du second, StoryCircus. Les deux hommes sont devenus de précieux compagnons de route. Miller a passé une dizaine d’années sur les radios et les plateaux de télévision, chez Ruquier, chez Drucker, à jouer tantôt le psychanalyste de service tantôt le chroniqueur. Depuis que ses prestations de « furibond professionnel » (un titre décerné par la presse) ont lassé ses employeurs, il a créé sa société de production, Simplement. Formé à la Gauche prolétarienne dans sa jeunesse, il se revendique comme le dernier des vrais maoïstes, tout en clamant « manger McDo, porter des Nike et trouver Yves Thréard [éditorialiste au Figaro, NDLR] sympathique ». Mais au bout du compte, son héros, c’est Mélenchon. Il lui a consacré un documentaire intitulé « Mélenchon, l’homme qui avançait à contre-courant », diffusé sur France 3 trois mois avant l’échéance présidentielle, où il raconte que, contrairement à la réputation de colérique du Lider maximo, il a rencontré « un homme doux comme un agneau ».
Henri Poulain, lui, a réalisé les clips officiels du candidat, graphiques et courbes animées. A l’interrogation de Sophia Chikirou, sa réponse est nette : « Ce serait une mauvaise idée de faire une chaîne “La France insoumise”, une erreur stratégique et philosophique, alors qu’il faut parler plus largement aux gens. » Il plaide pour « une chaîne généraliste, avec du divertissement, du sport et pas seulement de la politique ». Séduit par le choix du candidat Mélenchon d’« intégrer la problématique écologiste dans la remise en cause des moyens de production », il avait rejoint la campagne, et n’a pas envie de quitter l’aventure. « Sophia, raconte-t-il, a été rapidement convaincue par l’idée d’une nouvelle chaîne. Quant à moi, je n’aurais pas participé à une chaîne sous tutelle d’un parti politique. »
Développer le canal YouTube présentait l’avantage, aux yeux de certains « insoumis », de centraliser les moyens et de démarrer avec un socle d’abonnés impressionnant, glanés pendant la campagne. Mais le youtubeur star clive. « On sait que les gens sont rebutés par la personnalité de Mélenchon, alors on veut ouvrir les vannes, faire un média le plus ouvert possible », nous confie à l’époque un membre de l’équipe.
Point de tutelle directe, soit. Mais comment se dire indépendant quand le projet de nouvelle chaîne est une émanation des « insoumis » ? Qu’il a fait l’objet de discussions discrètes et cloisonnées au sein de l’état-major du mouvement ? Le trio de promoteurs va s’attacher à assurer l’autonomie juridique et financière du Média, via une levée de fonds en propre et la création dans l’urgence d’une association loi de 1901. Avec l’idée, ensuite, d’évoluer vers une Scop (société coopérative et participative). « D’une certaine manière, on prend exemple sur l’agriculture. Des gens font du bio, se mettent ensemble, et vendent leurs produits en dehors de la grande distribution. On regarde comment on peut le faire avec l’info », explique Gérard Miller, président de l’association Le Média. Mais quid de l’indépendance politique ?
La séquence marketing, menée dès la fin de l’été, est tonitruante. Fin août, lors de l’université d’été de La France insoumise, un atelier attire l’attention par son intitulé, « Faut-il dégager les médias? ». Son animatrice : Sophia Chikirou, la dircom « insoumise », patronne de Mediascop, sa société de production. Il est temps de marteler à nouveau que « 9 milliardaires possèdent 90% de la presse », d’ajuster le viseur sur les Bolloré, Drahi, Niel [coactionnaire de « l’Obs »] et consorts, mais aussi de préparer le terrain auprès des militants qu’une chaîne présentée comme extérieure à leur mouvement pourrait dérouter. A la tribune, le politologue et intellectuel « insoumis » Thomas Guénolé vend la mèche. « Il faut casser le monopole audiovisuel prosystème. Il faut ajouter dans le paysage un grand média alternatif, altersystème, un grand média de gauche […]. Il est très important de ne pas répondre à la propagande par la propagande. » La salle applaudit, l’idée a l’air de pas-
“ON N’A PAS DEMANDÉ AUX JOURNALISTES, LE JOUR DE LEUR RECRUTEMENT, DE FAIRE ALLÉGEANCE À JEAN-LUC MÉLENCHON.” AUDE ROSSIGNEUX, RÉDACTRICE EN CHEF DU MÉDIA.
ser. Interrogé un peu plus tard par LCI sur ce qui se prépare, il prétend ne rien savoir et ajoute : « Je peux simplement vous dire quelle était l’analyse faite à cette occasion et, à ma connaissance, la réflexion de La France insoumise sur ce qu’il faudrait faire. »
C’est ensuite un « Manifeste pour un nouveau média citoyen », publié dans « le Monde », une tribune signée par un collectif de personnalités politiques, de la société civile et du spectacle, parmi lesquelles on trouve des socialistes, Aurélie Filippetti, Arnaud Montebourg, Pierre Joxe, les écologistes Eva Joly et Noël Mamère, et une jolie brochette d’artistes, Josiane Balasko, François Morel, Cédric Klapisch, Bruno Gaccio (une liste, se dit-on au passage, qui ferait un très beau comité de soutien pour celui qui aurait des ambitions en 2022). Cet élargissement, au-delà de la citadelle « insoumise », est l’oeuvre notamment de Gérard Miller. Fort de ses contacts, il a joué les rabatteurs, téléphoné, sollicité, convaincu. Ce savoir-faire est loué du côté de La France insoumise. Il a bluffé et rassuré ceux qui, les soirs de campagne, terminaient parfois la soirée par un saucisson-vin dans son hôtel particulier. Les plus jeunes, surtout, comme Adrien Quatennens, pas encore député LFI du Nord, qui découvraient, ébahis, la décoration décomplexée, la salle de cinéma et la bibliothèque abritées au sous-sol, et les somptueux perroquets aras, passion du maître des lieux.
Miller et Chikirou veulent aussi que l’équipe de 12 journalistes qui a rejoint la webtélé traduise l’esprit « engagé mais ouvert » de leur projet. Ils vantent ainsi l’arrivée d’un rédacteur venu du « Figaro », lequel, avant d’être un journaliste, a milité… aux Jeunesses communistes révolutionnaires. Deux belles prises réjouissent particulièrement les fondateurs : Aude Lancelin et Noël Mamère. La première, philosophe de formation, s’inscrit dans le courant des idées de la gauche radicale. Journaliste à « Marianne » et longtemps à « l’Obs » dont elle a été licenciée en 2016, elle dénonce une profession qui se cacherait derrière une prétendue « neutralité » politique. Lors de la soirée de présentation de l’équipe dédiée, elle déplore d’ailleurs le sort des journalistes, ces « petites fourmis enrôlées pour servir » les intérêts du CAC 40. Une fois par mois, elle organisera un débat avec des intellectuels.
Noël Mamère, longtemps présentateur de JT sur Antenne 2 avant d’embrasser la carrière politique sous l’étendard écologiste, se chargera, lui, d’une interview hebdomadaire avec des auteurs portant un regard écologique ou scientifique sur la société, comme le sociologue et philosophe des sciences Bruno Latour ou Pablo Servigne, qui vient de publier « l’Entraide, l’autre loi de la jungle ». Il veut croire à l’indépendance éditoriale du Média, n’a « d’autre garantie que la confiance » et la certitude que « ça ne peut que se passer ainsi, sinon ça ne marchera pas ». Rappelant qu’il est dans le conseil politique de Benoît Hamon, il ajoute : « Je ne suis pas là pour servir d’alibi à Jean-Luc Mélenchon et à La France insoumise. »
Cette question de l’indépendance politique a le don d’énerver Sophia Chikirou, paraît-il. Cette dernière, en effet, n’a pas répondu à nos appels. Nous l’aurions interrogée sur le conflit d’intérêts que pose sa double casquette de communicante et de patronne de presse. Deux métiers antinomiques. On l’a vue, par exemple, le 30 novembre dernier, accompagner Jean-Luc Mélenchon sur le plateau de « l’Emission politique » sur France 2, alors qu’elle animait quinze jours plus tôt la soirée appelant « les socios » à souscrire sur le Net, en direct des locaux parisiens provisoires du Média, aujourd’hui installé à Montreuil. Métro Robespierre. Chikirou, qui dénonce depuis toujours l’emprise des communicants sur les médias traditionnels, ne semble pas voir où est le problème. Ainsi, a-t-elle expliqué sur le plateau de Yann Barthès, « quand je conseille Jean-Luc Mélenchon ou La France insoumise, je pense propagande. Donc, je cherche à faire passer des arguments, des idées bien précises. La communication politique, c’est de la propagande. C’est un métier que je sais faire. Ce que je ne sais pas faire, c’est du journalisme, parce que ce n’est pas mon métier. C’est pour ça qu’on s’entoure de journalistes ». Avec Miller et Poulain, elle assure le comité de pilotage du Média. « On est en mode start-up. Tout le monde est sur le pont. Chikirou et Miller sont forcément présents. Ils ont pris des risques, c’est normal », raconte un jeune journaliste.
« On n’a pas demandé aux journalistes, le jour de leur recrutement, de faire allégeance à Jean-Luc Mélenchon », proteste aussi Aude Rossigneux, rédactrice en chef et présentatrice du journal, avant d’expliquer le point de vue qui préside : « On veut faire un pas de côté par rapport à l’actualité, mettre à l’honneur des initiatives, parler des classes populaires, et donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. » Elle tient à une rédaction autogérée, riche en débats.
Le traitement de la politique en est un. Faut-il faire un sujet sur le congrès du PS, susceptible d’intéresser les « socios », ou glisser dessus ? Et comment traiter Mélenchon ? Certains disent qu’il faut l’éviter, d’autres qu’il faut en parler avec intelligence. L’interviewer ? Ce serait paradoxal si Le Média, pour contrer ceux qui le suspectent de propager les idées du dirigeant de La France insoumise, ne l’invitait pas! Et Macron? « Il préférera aller chez Delahousse! », répond dans une pirouette Henri Poulain. Seule interdite de séjour : Marine Le Pen. Quant aux piliers de la droite, un projet à l’étude prévoit d’en parler dans une rubrique appelée « Dans la gueule du loup ».