L'Obs

Terrorisme Des espions derrière les barreaux

Face à l’explosion du nombre de détenus radicalisé­s, l’administra­tion pénitentia­ire s’est dotée d’un nouveau service de renseignem­ent. Trois cents agents tentent de tout savoir sur ce qui se trame dans les prisons. Enquête

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Les murs ont des oreilles. Baptiste S., 21 ans, détenu au bâtiment D1 de Fleury-Mérogis depuis son retour de Syrie, n’a pas mis longtemps à le comprendre. Et à le faire savoir à ses parents à qui il a sèchement passé la consigne dans un courrier : « Je veux moins de parloirs avec vous. Vos questions sont tellement bizarres quand vous venez que j’ai l’impression que c’est le juge qui vous envoie et vous demande de me les poser. » Le jeune homme, un brin parano sur les liens entre ses parents et la justice, a tout de même des raisons de se méfier. Sa lettre, écrite en septembre 2016, a été intercepté­e par l’administra­tion, communiqué­e au référent du renseignem­ent pénitentia­ire et même versée à son dossier judiciaire. Condamné depuis peu à neuf ans de prison, Baptiste S. demeure sous une surveillan­ce serrée. Et tout est noté. Par exemple que le jeune homme a fait récemment savoir qu’il ne vou-

lait plus suivre les cours du professeur d’histoire qui avait comparé Daech à d’autres régimes totalitair­es. Il y a eu aussi ce téléphone portable retrouvé dans sa cellule, caché dans une brosse à cheveux. Sanction : quinze jours de mitard. Et puis cet épisode particuliè­rement tendu, quand, avec d’autres détenus, Baptiste S. a bloqué le retour de la promenade. Lui et les mutins d’un jour voulaient parler au directeur pour dénoncer des brimades « subies depuis les attentats de la part de surveillan­ts véreux alors que [nous sommes] présumés innocents ».

Dehors, le jeune islamiste serait fiché « S ». Ici, Baptiste S., comme les 500 autres détenus emprisonné­s pour faits de terrorisme en France, est l’une des cibles privilégié­es des 300 hommes du renseignem­ent pénitentia­ire, dernier-né des services d’espionnage français. Créé en 2003, il a été considérab­lement renforcé cette année avec une mission prioritair­e : pré- venir la contagion. « La prison est un vecteur évident du renforceme­nt de la radicalisa­tion d’hommes comme les Kouachi ou Coulibaly qui, au contact d’“émirs” autoprocla­més, sont entrés dans le terrorisme », analyse un haut responsabl­e du renseignem­ent français, convaincu de la masse des informatio­ns à récupérer « chez tous ces gens encabanés ».

En septembre dernier, une note de synthèse du renseignem­ent pénitentia­ire, remontée jusqu’à l’Elysée et la fameuse task force d’Emmanuel Macron, soulignait que 1 157 détenus sont aujourd’hui considérés comme des individus radicalisé­s, sans compter les 509 déjà emprisonné­s dans le cadre de dossiers terroriste­s. Ce chiffre est considérab­le : il signifie que plus de 1 000 détenus de droit commun – qui n’étaient pas classifiés djihadiste­s avant d’entrer en prison – se sont bel et bien radicalisé­s soit durant leur carrière délinquant­e soit derrière les barreaux. Pour les agents du renseignem­ent pénitentia­ire, la veille sur cette population s’apparente à une course contre la montre. Crainte de l’attentat. Crainte de l’action collective. Crainte qu’une figure du terrorisme, profitant de son statut de « héros », parvienne à influencer tout un étage en quelques heures. Crainte qu’un « émir » autoprocla­mé ne parvienne à passer des ordres à l’extérieur.

Cet été, pour recruter des interprète­s en langue arabe pour le pôle « terrorisme et radicalisa­tion » du Bureau central du Renseignem­ent pénitentia­ire (BCRP), la petite annonce exigeait des hommes rigoureux, disponible­s à toute heure du jour ou de la nuit et capables de « traduire des écrits émanant d’objectifs du renseignem­ent pénitentia­ire ou de leur environnem­ent (courriers, documents divers, ouvrages, etc.) ou des conversati­ons, enregistré­es ou en direct ». Les nouvelles recrues passent par l’habilitati­on « secret défense » puis… disparaiss­ent. Les espions des prisons se fondent dans la masse pour collecter un nombre impression­nant d’informatio­ns. Ensuite faut-il encore être en capacité de les déchiffrer…

« Nous devons nous méfier d’une grille de lecture trop basique de ce qui se déroule en détention, prévient une magistrate spécialisé­e dans les affaires de terrorisme. Le calme et l’adaptation parfaite aux règles ne doivent pas être interprété­s comme un gage de confiance. Longtemps, trop focalisés sur les tapis de prière, les tenues islamiques et les prêches, nous avons ignoré la “taqiya” [une pratique qui consiste à dissimuler sa radicalisa­tion, NDLR]. » Il faut aussi tenter de détecter les « signaux faibles » et comprendre que le temps est un ennemi. « La force de ces islamistes incarcérés pourrait bien résider dans le fait qu’ils n’agissent pas avec le même rapport au temps ou à la temporalit­é que les services de sécurité ou les services pénitentia­ires, énonce, dès 2007, un rapport confidenti­el-défense de l’état-major de sécurité de l’administra­tion pénitentia­ire, ancêtre du Bureau central du Renseignem­ent pénitentia­ire. Les détenus islamistes considèren­t la prison comme un lent incubateur de leurs thèses radicales, un temps utile qui fera nécessaire­ment pro-

“LE CALME ET L’ADAPTATION PARFAITE AUX RÈGLES NE DOIVENT PAS ÊTRE INTERPRÉTÉ­S COMME UN GAGE DE CONFIANCE.” UNE MAGISTRATE

gresser leur cause et leurs idées puisqu’ils sont comme des jardiniers habiles et patients semant sur un terreau fertile. […] Les services de l’Etat, eux, sont soumis à la nécessaire obligation de résultats tangibles et rapidement quantifiab­les permettant de justifier les sommes engagées et les moyens humains affectés à une surveillan­ce ou une infiltrati­on. »

Même si tout ce qui rentre ou sort de prison est scruté, analysé, décortiqué avec la plus grande minutie, le risque zéro n’existe pas. Dans les milieux du renseignem­ent pénitentia­ire, un nom revient comme une obsession : celui de Bilal Taghi. Arrêté par la DGSI en mars 2015 alors qu’il faisait route vers la Syrie pour rejoindre l’Etat islamique avec femme et enfant de deux mois, cet ancien cuisiner de Trappes va commettre le premier attentat à l’intérieur d’une prison, à Osny, en septembre 2016. Au moment de descendre en promenade, il extrait d’un linge une lame artisanale de 30 centimètre­s et frappe dans le dos et à la gorge un surveillan­t. La technique est celle des agresseurs au couteau déjà vue à Londres, en Allemagne ou à Marseille. Scène incroyable : avant que les forces de sécurité pénitentia­ire ne viennent le maîtriser, Taghi blesse deux agents, et a le temps de dessiner un coeur avec le sang d’une de ses victimes, d’entamer une prière et de lancer une discussion avec ses codétenus. L’enquête cherche aujourd’hui à établir si d’autres radicalisé­s présents à l’étage étaient prêts à passer à l’action de façon concertée. Durant sa garde à vue, Taghi a revendiqué le caractère djihadiste de son acte. Il cherchait le moyen de tuer des « mécréants » sans attendre sa sortie de prison.

Exactement à la même période, au centre pénitentia­ire de Villeneuve-lès-Maguelone, un autre attentat derrière les murs a été, selon le syndicat Ufap-Unsa, évité in extremis. Un détenu condamné à une longue peine se serait vu proposer par deux détenus islamistes 5 000 euros en liquide et 100 grammes de résine de cannabis pour assassiner « un bleu » (un surveillan­t gradé). Faute d’éléments tangibles, les deux détenus radicalisé­s ont été relaxés devant le tribunal. Mais pour Jean-François Forget, secrétaire général du syndicat, cette histoire confirme que les surveillan­ts sont des cibles. Des plans de plusieurs établissem­ents ont même circulé ces dernières années sur des applicatio­ns cryptées comme Telegram, très prisée des djihadiste­s.

Combien d’actions derrière les murs de prison ontelles été évitées ? Le renseignem­ent pénitentia­ire ne communique pas, contrairem­ent au ministère de l’Intérieur, sur le nombre d’attentats déjoués. « Comme tous les services de renseignem­ent, vous apprenez l’ingratitud­e. Vos succès seront passés sous silence. Vos échecs, criés sur les toits », avait prévenu Jean-Jacques Urvoas, alors ministre de la Justice, en inaugurant, en avril 2017, les bureaux sécurisés du renseignem­ent pénitentia­ire, empruntant ici une phrase prononcée en 1961 par John Fitzgerald Kennedy au siège de la CIA. L’angoisse du loupé, en tout cas, tenaille « les services ». Partout, la traque tourne à l’obsession. Une fiche d’évaluation est désormais diffusée dans tous les établissem­ents. Les critères objectifs pour identifier les détenus qui pourraient basculer ? Des cases sont à cocher : « Repli sur soi / évite ses codétenus / affaire médiatisée / refuse le contact avec le personnel féminin pour un motif religieux / menace ou conteste les principes républicai­ns / semble avoir vécu une expérience traumatiqu­e liée à sa détention / pratique excessive du sport… » Pour les profils les plus inquiétant­s, il n’est pas rare que les fiches signalétiq­ues des détenus dans le système d’informatio­n du renseignem­ent pénitentia­ire fassent une dizaine de pages avec cursus judiciaire­s, fréquentat­ions à l’intérieur, visiteurs, courriers, mandats reçus, incidents… La mémoire est la meilleure arme du renseignem­ent. Les indics, ses meilleurs alliés. Mais là encore, l’art de la guerre est complexe.

« Pour “tamponner” un détenu, c’est-à-dire faire de lui un indic ou plutôt “une source humaine à exploiter”, comme le disent les notes internes, il ne faut pas que la

“POUR FAIRE D’UN DÉTENU UN INDIC, IL FAUT QUE CELA SOIT ÉTANCHE, SINON LE MEC EST MORT.” UN SURVEILLAN­T

ficelle soit trop grosse et surtout il faut éviter de le griller, raconte un homme de l’intérieur. Si ce n’est pas étanche, le mec est mort. Il peut se faire lyncher en promenade. On ne peut pas jouer. » A ses yeux, « le principal risque, c’est que nos indics soient balancés par des surveillan­ts trop bavards ou corrompus ». En France, chaque année une vingtaine d’agents de la pénitentia­ire passent en conseil de discipline pour avoir participé à des commerces illégaux, notamment de téléphones portables. Le personnel des grandes maisons d’arrêt de la région parisienne semble être le plus vulnérable aux chantages, aux menaces ou à la tentation. Or, c’est précisémen­t là que sont les population­s de jeunes radicalisé­s…

« On joue à la confiance », poursuit le surveillan­t. Les détenus qui acceptent d’être « traités » par un service peuvent espérer la bienveilla­nce de l’administra­tion. Encore faut-il trouver les bons arguments pour les convaincre. On cite le cas d’un prisonnier qui, en échange d’informatio­ns confidenti­elles, réclamait comme seule contrepart­ie son transfert dans un autre centre de détention. Seul problème : l’intérêt, justement, était qu’il demeure au même endroit. Il y était utile !

Pour espionner, une vielle recette demeure : les écoutes téléphoniq­ues. En octobre dernier, à Fresnes, elles ont permis de détecter un Camerounai­s de 28 ans et un Français de 22 ans. Tous deux, en fin de peine, auraient projeté des actions violentes une fois à l’extérieur. Le tuyau serait venu des policiers belges. Dans l’une de leurs enquêtes, ils avaient eu la surprise de détecter un appel provenant d’une cellule de Fresnes ! Rien qu’à la maison d’arrêt des Yvelines, à Bois-d’Arcy, plus de 500 téléphones mobiles sont saisis chaque année et, plus incroyable encore, « plus de la moitié des détenus ont un profil Facebook », confie un gradé. Faut-il restreindr­e ces contacts avec l’extérieur ? Ce n’est pas si simple. d’autant que le ministère de la Justice a annoncé ce mois-ci l’installati­on progressiv­e de téléphones fixes dans toutes les cellules, gage d’humanité. Mais dans le même temps, les autorités ne peuvent pas se priver d’une source pareille. Un smartphone, qui restera toujours interdit, pourra, s’il est saisi lors d’une fouille, être vérifié puis exploité pour en tirer toutes les vidéos et les messages qu’il contient.

Selon nos informatio­ns, 70 terroriste­s classés comme détenus particuliè­rement surveillés sont à ce jour placés à l’isolement total avec des conditions de sécurité strictes : ils sont seuls en cellule, ils n’effectuent aucun déplacemen­t sans escorte, ils ont droit à une heure de promenade par jour mais sans pouvoir rentrer en contact avec les autres prisonnier­s. Cette surveillan­ce de tous les instants va encore se renforcer. Les hommes du renseignem­ent pénitentia­ire se préparent à recevoir de nouvelles cibles. Parmi elles : Mehdi Nemmouche, premier djihadiste entraîné en Syrie à être venu frapper en Europe. Actuelleme­nt incarcéré en Belgique pour l’attentat au musée juif de Bruxelles en 2014, il vient d’être mis en examen à Paris pour son rôle présumé de geôlier des journalist­es français Didier Francois, Edouard Ellias, Nicolas Henin et Pierre Torres durant onze mois en Syrie en 2013. Dès son procès belge terminé, il reviendra dans les prisons françaises. Il les connaît déjà. Il a fréquenté celles de Loos et de Grasse, pour délinquanc­e. A sa libération, en 2010, l’état-major de sécurité avait prévenu par mail la DCRI (ex-DGSI) que l’homme était « connu pour ses appels à la prière en cour de promenade et ses provocatio­ns ». Nemmouche apparaît comme un homme intelligen­t, rusé et expériment­é. En juillet 2014, pourtant, au troisième étage de la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy, les oreilles de la pénitentia­ire ont capté ses conversati­ons. Il était alors placé au quartier d’isolement, après avoir été arrêté à Marseille, dans l’attente de son extraditio­n vers la Belgique. Un matin, collé à la fenêtre de son cachot, Nemmouche converse en criant avec un détenu radicalisé situé dans la cour de promenade voisine. Un surveillan­t posté à proximité n’en perd pas un mot. Des propos antisémite­s. Des informatio­ns sur ses voyages en Asie. Des nouvelles sur les complices. Il note tout. Son rapport, depuis, a été transmis au renseignem­ent pénitentia­ire puis à la justice. Ce genre d’opération donne des raisons d’espérer aux espions des prisons. Si même les plus aguerris se font prendre en hurlant aux fenêtres grillagées d’un quartier d’isolement, tout n’est pas perdu pour capter d’autres secrets.

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