L'Obs

Environnem­ent L’homme qui a inventé l’eau chaude

Jean-Pierre Barre élimine les mauvaises herbes en utilisant de l’eau bouillante. Une alternativ­e écolo au glyphosate, dont cet autodidact­e a fait une vraie réussite made in France

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Savez-vous dire « désherbeus­e » en anglais? Et en allemand? Et en néerlandai­s ? Jean-Pierre Barre, lui, a dû apprendre, et cela lui est d’une grande utilité : sur le stand de son entreprise, Oeliatec, lors du Salon des Maires de France en novembre dernier, à la porte de Versailles à Paris, il salue les visiteurs qui papotent dans plusieurs langues, pas toujours faciles à identifier. On vient de toute l’Europe pour prendre des renseignem­ents sur ses weeding machines, la gamme de tueuses de mauvaises herbes que sa SARL commercial­ise depuis six ans. « On ne sait plus où donner de la tête », reconnaît ce quinquagén­aire au faux air de François Berléand, acteur un rien bourru.

En guise de démonstrat­ion, l’homme extirpe d’une petite camionnett­e blanche une lance terminée par une sorte de pommeau de douche. De cette sorte de Kärcher jaillit un liquide transparen­t ceint d’un panache de vapeur brûlante. Les curieux peuvent s’approcher pour mieux voir, sans craindre d’inhaler les cochon-

neries chimiques s’échappant habituelle­ment des machines à désherber. Chimique, son liquide l’est certes, mais sa formule est H2O. Eh oui, de l’eau toute bête, mais qui, chauffée à 120 °C par des brûleurs, devient un herbicide redoutable, et plus que jamais recherché au moment où le glyphosate – ce désherbant dont la marque la plus connue est le Roundup de Monsanto – vit ses dernières années partout en Europe, à cause de son caractère « probableme­nt cancérogèn­e » établi par le Centre internatio­nal de Recherche sur le Cancer (Circ).

Remplacer un désherbant chimique surpuissan­t par de la banale eau de cuisson, est-ce bien raisonnabl­e ? « C’est un remède de grandmère, mais oui, il fonctionne parfaiteme­nt, insiste Jean-Pierre Barre. Ebouillant­ée, la mauvaise herbe devient noire en dix minutes, et, vingtquatr­e heures après, elle est réduite en poudre. » Prouesse confirmée par quelques-unes des 450 collectivi­tés locales clientes d’Oeliatec contactées par « l’Obs » : « Depuis trois ans, on utilise un engin pour désherber les allées, avenues et espaces verts de la ville, et je dois dire que c’est très efficace, explique ainsi Eric Boutruche, responsabl­e du service propreté de Cergy (Essonne). Quand je pense qu’on avait recours au glyphosate depuis plusieurs décennies et qu’on l’a inhalé pendant tout ce temps, ça m’inquiète… » Satisfaite, la municipali­té admet quand même procéder à trois aspersions d’eau chaude là où le glyphosate n’en demandait qu’une. Mais elle compte s’offrir bientôt une deuxième désherbeus­e pour les allées gravillonn­ées de son cimetière.

Les engins Oeliatec officient également sur les bas-côtés du musée du Louvre, dans quelques parcelles de Vinci Autoroutes, dans les espaces verts de Bordeaux, Montreux, Bruxelles, Porto, Stuttgart, Rotterdam… « Ces dernières années, nous connaisson­s une augmentati­on de 120% de notre chiffre d’affaires qui est passé de 1,6 à 4 millions d’euros entre 2016 et 2017, se réjouit Jean-Pierre Barre. C’est au point que je prends garde à ne pas répondre à toutes les commandes pour éviter la surchauffe : l’entreprise ne doit pas grandir trop vite si elle veut durer. »

Les collectivi­tés locales seraient-elles brutalemen­t saisies d’une envie d’en finir avec les pesticides chimiques? Pas du tout. Seulement, depuis le 1er janvier 2017, en France comme dans d’autres pays européens, les pesticides chimiques y sont absolument prohibés. « Il ne nous restait plus que la binette et la raclette contre les mauvaises herbes, se souvient Eric Boutruche de Cergy. C’était tellement laborieux que nous n’avions pas le temps de traiter toutes les zones. Franchemen­t, les désherbeus­es à eau nous ont sauvés. »

Jean-Pierre Barre n’avait rien à l’origine d’un sauveur écolo. Il a longtemps dirigé une entreprise à Rennes qui commercial­isait des produits phytosanit­aires. En 2005, des arrêtés préfectora­ux défendent aux communes de Bretagne d’utiliser des produits pour limiter la proliférat­ion des algues vertes. « La nouvelle nous est tombée dessus comme un coup de massue. J’ai dû licencier dix personnes et fermer la boutique. » Autodidact­e ayant quitté l’école à 17 ans, le Breton n’a que ses deux mains et sa matière grise pour rebondir : il décide alors de se tourner vers les solutions alternativ­es aux pesticides ayant fait leurs preuves par le passé. L’aquacide, autrement dit le désherbage à l’eau chaude, est une idée fournie par un ami. « Au début, je n’y croyais pas trop, j’avoue. Et puis, je me suis installé dans mon garage et j’ai essayé de perfection­ner l’engin pour pulvériser l’eau, qui ne marchait pas. »

Contrairem­ent à ce qu’on pourrait imaginer, il ne s’est pas agi simplement de confection­ner une bouilloire sur roulettes pour que ça fonctionne. Jean-Pierre Barre, fils de petits commerçant­s revendeurs de Philips et bricoleur virtuose, passe cinq ans à peaufiner son engin afin que le désherbage soit parfaiteme­nt constant. « J’ai tout essayé au cours de mes “années garage’’! Par exemple, faire cuire des patates et récupérer l’eau pleine d’amidon. Mais non, ça ne marchait pas… »

Sa femme Sandrine s’inquiète un peu de ces mois qui se succèdent sans rentrées d’argent. Jean-Pierre prête, puis loue ses premières machines, rudimentai­res, à des communes de Bretagne. Quand elles fuient comme des passoires ou tombent en rade, c’est lui qui accourt avec sa boîte à outils et passe des nuits entières à les réparer. Quand la banque menace d’hypothéque­r la maison de famille, le Géo Trouvetou breton réprime difficilem­ent ses angoisses nocturnes. « Je n’ai jamais douté que ça fonctionne­rait, mais ça a pris plus de temps que prévu… Je ne suis pas un rêveur : mes machines se sont améliorées patiemment, grâce aux retours terrain. »

Il comprend bientôt que, pour afficher une vraie plus-value environnem­entale, ses inventions devront fonctionne­r à l’électricit­é et aux biocarbura­nts et pomper les eaux de récupérati­on, pas seulement celle du robinet. Il les améliore aussi pour que l’ébouillant­age ne soit pas nocif aux micro-organismes (champignon­s, vers…) du sol. Constat confirmé par Bruno Chauvel, chercheur en agroécolog­ie à l’Institut national de la Recherche agronomiqu­e (Inra) : « Il faudrait approfondi­r les recherches sur les effets réels de ces désherbeus­es, mais l’ébouillant­age présente, en théorie, peu de danger pour les écosystème­s. La températur­e de l’eau baisse très vite et seuls les cinq premiers centimètre­s du sol sont concernés. »

Oeliatec joue une dernière carte, tout aussi attractive, pour séduire sa clientèle : mieux que le made in France, le made in Bretagne. Ses machines portent des noms d’îles locales (Belle-Ile, Mollen, Hoëdic…). « Mais surtout, en 2018, 100% d’entre elles seront façonnées et assemblées dans le bassin rennais, défend Jean-Pierre Barre. Je suis engagé pour faire vivre ce territoire, parce que je l’aime et parce que, quand on a réussi en Bretagne, on peut réussir partout ! »

Le marché sur lequel Oeliatec concentre pour le moment ses efforts est celui des espaces verts publics et des voiries. Mais avec l’interdicti­on à venir du glyphosate, de nouvelles perspectiv­es se présentent. Même si ses gros concurrent­s, comme Kärcher, se réveillent et se mettent aux désherbeus­es à eau chaude, l’avenir d’Oeliatec paraît à son directeur aussi limpide qu’une allée sans herbes folles. « Nous ne sommes pas encore taillés pour conquérir le marché des grands espaces de monocultur­e agricoles, reconnaît-il. Mais nos machines sont adaptées aux petites voies étroites de la viticultur­e et de l’arboricult­ure. Ce marché nous ouvre déjà les bras. Les vins de Champagne bio nous attendent comme le Messie ! » Preuve que mettre de l’eau dans son vin peut avoir du bon…

“C’EST UN REMÈDE DE GRAND-MÈRE, MAIS OUI, IL FONCTIONNE PARFAITEME­NT.” JEAN-PIERRE BARRE

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