L'Obs

Autriche La fin d’un tabou, par Ivan Krastev

Pourquoi l’entrée au gouverneme­nt de l’extrême droite ne mobilise-t-elle pas davantage en Europe? Pour “l’Obs”, Ivan Krastev, star montante de la pensée politique internatio­nale, livre une analyse provocante

- Par IVAN KRASTEV

Le moment est-il venu de se féliciter de l’état de la démocratie libérale en Europe ? Ou au contraire de s’en affoler? L’Autriche – ce pays qui est parvenu à convaincre le monde que Beethoven était autrichien et Hitler allemand – sera très vraisembla­blement le pays qui nous donnera la réponse à ces questions.

En janvier 2000, l’Autriche écrivait l’histoire de l’Union européenne. Et elle continue de le faire. En 2000, contrevena­nt au code bruxellois des bonnes manières et du politiquem­ent correct, Wolfgang Schüssel, un conservate­ur respecté et président du Parti populaire, de centre droit, formait un gouverneme­nt de coalition avec le Parti de la Liberté d’Autriche (FPÖ), une formation d’extrême droite dirigée par l’excentriqu­e Jörg Haider. La réponse de l’Union européenne fut spectacula­ire. A l’initiative de la France et de la Belgique, elle sanctionna l’Autriche. Les grands journaux européens accusèrent alors les conservate­urs de Schüssel d’avoir conclu un pacte avec le diable, d’avoir ouvert grand les portes de la forteresse démocratiq­ue au péril brun. Des milliers d’Autrichien­s descendire­nt dans les rues. Ce qui s’était produit à Vienne, pensait-on, constituai­t une violation majeure des principes de l’Union, et était une conséquenc­e directe de l’incapacité de cette société à se confronter à son passé nazi.

En décembre 2017, le très jeune (31 ans) et charismati­que Sebastian Kurz, désormais à la tête des conservate­urs autrichien­s, a formé un gouverneme­nt de coalition avec le FPÖ. Or la réponse des institutio­ns et de l’opinion publique européenne­s a été cette fois très différente. Ce qui avait été un scandale politique majeur en 2000 est en 2018 un non-événement. Il est vrai qu’environ 5 000 Autrichien­s ont manifesté à Vienne, et que « le Monde », peu après, a publié une lettre ouverte de personnali­tés – dont d’anciens ministres des Affaires étrangères – appelant au boycott des ministres autrichien­s d’extrême droite et de la future présidence autrichien­ne de l’Union (à compter du mois de juillet 2018). Mais, en réalité,

plutôt que d’exprimer une authentiqu­e indignatio­n, ces initiative­s ont donné le sentiment de se conformer à un rituel protestata­ire. Beaucoup se désolent de ce nouveau gouverneme­nt, mais peu considèren­t que quelque chose devrait être fait ou pourrait l’être. Le FPÖ n’est pas considéré comme une formation antisystèm­e, et sa prétention à gouverner est analysée comme une conséquenc­e logique du glissement général du continent à droite. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, comme le président du Conseil européen, Donald Tusk, ont fait part de la confiance que leur inspirait le nouveau gouverneme­nt autrichien.

Pourquoi donc une telle différence de réaction entre 2000 et 2018 ? Est-ce là un signe de défaitisme ou, au contraire, de confiance en soi ?

L’attitude actuelle de l’Union s’explique, entre autres, par le fait que des leçons ont été tirées de la politique de fermeté adoptée en 2000. En affirmant que « l’affaire Haider a[vait] laissé aux gouverneme­nts de l’Union une telle gueule de bois qu’ils y réfléchir[aient] à deux fois avant de recommence­r », le politiste néerlandai­s Ben Crum avait, en 2006, dit tout haut ce que la plupart pensaient tout bas. Les sanctions s’étaient révélées inefficace­s. Démentant Bruxelles, la participat­ion de l’extrême droite au gouverneme­nt Schüssel n’avait ni détruit la démocratie autrichien­ne ni abouti à la montée en puissance de forces illibérale­s.

Mais ce ne sont pas seulement les leçons de l’histoire qui ont conduit Bruxelles à écarter en 2018 l’option des sanctions : ce sont aussi tous les changement­s politiques survenus en Autriche depuis l’an 2000. Si, à l’époque, la gauche autrichien­ne était une alliée majeure de l’Europe contre la coalition au pouvoir, les sociaux-démocrates autrichien­s travaillen­t aujourd’hui, au niveau local, avec l’extrême droite. Lors de la dernière campagne, nombre d’entre eux ont même défendu l’idée d’un gouverneme­nt de coalition regroupant socialiste­s et extrême droite. Au motif que le FPÖ serait désormais le parti de la classe ouvrière et qu’il se montrerait bien plus proche du centre gauche que du centre droit sur les dossiers économique­s et sociaux.

Les deux facteurs majeurs qui expliquent cette réponse différente à dix-huit ans d’intervalle pourraient être appelés « le facteur Netanyahou » et « le facteur Orban-Kaczynski ».

En 2000, le gouverneme­nt israélien avait dénoncé avec vigueur la formation du gouverneme­nt Schüssel, et rappelé de Vienne son ambassadeu­r. Rien de tel ne s’est produit en 2017. L’actuel gouverneme­nt d’Israël envisage l’extrême droite européenne comme un allié naturel dans son combat contre l’islam radical, et il n’entend pas la critiquer pour ce qui la rattachera­it encore à l’antisémiti­sme des années 1920 et 1930. Ce qui importe aujourd’hui aux yeux du gouverneme­nt israélien, c’est de savoir si l’Etat juif est oui ou non soutenu par les Etats et les partis politiques européens. La question de leur rapport critique au passé antisémite de leurs sociétés est devenue à ses yeux secondaire. Et il faut reconnaîtr­e que les dirigeants du FPÖ ne montrent aucune sympathie particuliè­re pour le régime nazi d’antan.

L’élargissem­ent de l’Union a aussi limité, de façon drastique, la capacité de ses institutio­ns à faire de la « politique pédagogiqu­e ». Alors que le FPÖ est habituelle­ment présenté comme d’extrême droite, il se révèle à maints égards bien plus modéré et libéral que les formations au pouvoir en Hongrie et en Pologne. Nous assistons, en Europe centrale, à un tournant illibéral. Et Juncker et Tusk tablent sur le gouverneme­nt Kurz, dont ils souhaitent qu’il incarne une vision de l’Union certes conservatr­ice mais ni illibérale ni euroscepti­que. Ce qu’ils espèrent, c’est que l’Autriche, et non pas la Pologne ou la Hongrie, soit le nouveau visage de la droite européenne.

Le fait que l’Europe soit bien consciente de ne pouvoir ouvrir plus d’un front à la fois pourrait donc expliquer à première vue sa décision de ne pas critiquer l’Autriche. Mais il y a une autre raison, bien plus stratégiqu­e, à son attitude. En 2001, l’Allemagne fut secouée par un grand scandale politique. Joschka Fischer, le leader charismati­que des Verts, alors vice-chancelier et ministre fédéral au sein de la coalition rouge-verte, fut âprement critiqué à propos de son passé, d’une violente altercatio­n avec un policier remontant à 1973, époque où il militait à l’extrême gauche. Ce fut l’occasion pour ses adversaire­s de mettre en cause l’aptitude des Verts à participer à un gouverneme­nt de coalition. Mais l’opinion publique se rangea pour l’essentiel du côté de Fischer. C’est que sa trajectoir­e politique personnell­e venait confirmer à ses yeux la réussite de la démocratie libérale allemande.

Il vaut la peine, pour comprendre les récents tournants de la vie politique européenne, de se souvenir du scandale Fischer, et pas seulement de l’affaire Haider. Le fait que la nouvelle coalition autrichien­ne passe pour un non-événement peut donc être interprété de deux façons. On pourrait affirmer que l’Union européenne a tout simplement perdu son âme libérale. Mais on pourrait tout aussi bien avancer que nous assistons à un processus d’intégratio­n de l’extrême droite occidental­e, apparue dans les années 1980, aux institutio­ns démocratiq­ues d’aujourd’hui – un processus d’intégratio­n peu ou prou semblable à celui qui permit, dans les années 1990, d’intégrer aux institutio­ns démocratiq­ues l’extrême gauche apparue, elle, dans les années 1970.

S’il est donc bien légitime de s’inquiéter de l’état actuel de la démocratie libérale en Europe, il est encore trop tôt pour céder à la panique.

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ISABEL ESPANOL POUR “L’OBS”

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