Histoire Les Vikings n’étaient pas ceux qu’on croit Le récit du médiéviste suédois Anders Winroth
Le grand médiéviste suédois Anders Winroth raconte, à partir des dernières découvertes archéologiques, l’histoire de ces aventureux Scandinaves qui terrifièrent l’Europe pendant quatre siècles
Dans notre imaginaire collectif, les Vikings portaient des casques à cornes, étaient sanguinaires, vénéraient des dieux terribles et abandonnaient à leurs femmes la gestion du foyer. A peine leur reconnaît-on un art de la navigation et la découverte de l’Amérique. Telle est l’image que l’histoire a longtemps forgée d’eux. Or elle est non seulement fausse, mais injuste. Depuis des années, l’historien suédois Anders Winroth, professeur d’histoire médiévale à l’université Yale, aux Etats-Unis, s’évertue à la corriger, et les Editions La Découverte viennent de traduire « Au temps des Vikings », qui fait la synthèse de ses recherches. Le résultat est passionnant, car non seulement il nous offre une perception plus complexe de cette civilisation qui, entre les viiie et xie siècles, imprima sa marque bien au-delà de l’Europe, mais il le fait avec un sens du récit qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la dernière page.
Que les Vikings n’aient jamais porté de casques à cornes est la moindre des rectifications apportées par l’auteur. Mais elle ouvre une question : d’où nous vient leur image de combattants cruels, tuant indistinctement hommes, femmes et enfants ? Elle s’est construite sur la base des rares témoignages de leurs raids qui, pendant plus de trois siècles, frappèrent l’Europe à intervalle irrégulier. Or ces récits émanent des seuls qui maîtrisaient l’écriture à l’époque, à savoir les religieux, dont les églises et monastères, peu protégés et peu défendus, constituaient les cibles privilégiées de ces Vikings avides des richesses dont ils regorgeaient. Anders Winroth insiste : il faut inscrire cette violence dans son contexte, celui d’un Moyen Age où l’on avait le meurtre facile. Après tout, Charlemagne, dont l’Europe célèbre encore aujourd’hui le souvenir, exerça à la même époque une violence à une échelle bien plus
importante. Question de perspective, donc. Quant aux vertus sanguinaires dont les auteurs des sagas nordiques plus tardives parent leurs ancêtres – comme l’effrayante torture de « l’aigle de sang », consistant à graver un aigle sur le dos d’une victime –, l’historien prouve qu’elles sont souvent le fruit de mauvaises traductions.
Que furent les Vikings? Anders Winroth le raconte avec une précision et une humanité qui les rendent très vivants. Des fouilles les plus récentes, on peut déduire que les Vikings étaient plutôt moins grands que les Scandinaves des périodes précédentes et ultérieures; et qu’ils étaient en mauvaise santé. Il s’attarde longuement sur l’histoire de leurs bateaux, leur diversité (le drakkar n’étant que l’un d’entre eux), et cet art de la navigation qui leur permettait de traverser un océan sans aucun instrument pour se repérer. Néanmoins, il n’élucide pas ce mystère : pourquoi les Scandinaves attendirent-ils le viiie siècle pour doter leurs navires de voiles, et plus seulement de rames ? On l’ignore encore, mais on sait que cela correspond au moment où ils commencèrent à s’aventurer loin de leurs terres. Winroth raconte en détail la vie agricole des Vikings quand ils sont dans leurs fermes, c’est-à-dire la plupart du temps. Il explique l’histoire et les usages de l’alphabet runique, qui permettait des textes à double sens et fut le matériau d’une poésie d’une complexité rare. Quant à l’image d’une société où les femmes auraient tenu une place exceptionnelle du fait de l’absence des hommes, elle est à contrebalancer par le fait que les raids avaient lieu à petite échelle, et mobilisaient le plus souvent des hommes qui n’avaient pas encore de terre à cultiver, ni de famille. Certes, les femmes scandinaves participaient pleinement à la vie de la ferme, mais selon une répartition des rôles courante à l’époque : tout ce qui se déroulait dans la maison relevait de leur responsabilité (fabrication des vêtements, nourriture…), l’extérieur était le domaine des hommes.
Quels combattants étaient ces hommes vikings ? Des fouilles de tombes, Winroth conclut à la prédominance de la hache, qui fit tant peur à leurs ennemis mais n’était qu’un succédané de l’épée, laquelle nécessitait des métaux plus solides que les pirates du Nord n’acquirent que tardivement. Par une lecture scrupuleuse des chroniques de l’époque, il montre que lors de premières razzias, les Vikings étaient des combattants amateurs qui compensaient leurs lacunes par leur vitesse de déplacement, ce qui leur permettait d’éviter les combats avec des armées plus équipées mais moins mobiles. Surtout, Winroth raconte que ces hommes ne faisaient pas que piller et rapporter chez eux leur butin; il leur arrivait de s’installer. Ainsi ce Rörik qui, à la fin du ixe siècle, partit en Russie, où il fonda une dynastie de tsars qui régna jusqu’au xvie siècle. D’autres se convertirent, adoptèrent les moeurs locales, et apportèrent aux langues des pays où ils s’étaient établis des mots encore utilisés aujourd’hui (l’anglais skin, pour la « peau », provient directement du norrois, que parlaient les Vikings). L’historien balaie l’idée selon laquelle une pression démographique serait à l’origine de ces conquêtes. Plus vraisemblablement, ces migrations se limitaient à quelques seigneurs et leurs affidés qui trouvaient loin de leur terre de naissance des occasions de gagner richesse et pouvoir. Ainsi de ceux qui partirent à la conquête du Groenland, d’où ils gagnèrent l’Amérique, sans doute dans le but d’y trouver du bois. Si l’on a découvert des traces de fermes vikings dans la péninsule du Labrador – dans l’actuel Québec –, ils ne restèrent pas. Comme ils abandonnèrent soudainement la colonie groenlandaise au xive siècle, laissant cependant des souvenirs aux Inuits, qui en parlaient encore cinq siècles plus tard quand les explorateurs transcrivirent leurs contes et légendes. Les Vikings étaient donc en communication avec le monde. Dans leurs tombes, on trouve en masse des dirhams arabes et plus de deniers anglais qu’on n’en a jamais découverts dans tout le RoyaumeUni. Les Vikings avaient ouvert des voies commerciales qui n’existaient pas avant eux – avec l’Asie, l’Empire byzantin et le califat arabe.
Mais la période viking est aussi fondatrice dans l’histoire de la Scandinavie. Pendant ces quatre siècles, la région passa de nombreuses seigneuries rivales à l’ébauche des trois royaumes que l’on connaît : Suède, Norvège, Danemark. Sans doute faut-il y voir l’importation de modes de gestion politique observés dans une Europe administrativement plus développée. C’est aussi la période pendant laquelle la Scandinavie vécut un tournant majeur : la conversion au christianisme et l’abandon progressif de cultes anciens, à commencer par celui de Thor, le puissant et coléreux fils d’Odin, dieu principal de la mythologie nordique. Une conversion opportuniste le plus souvent : le christianisme jouissait, par association avec les rois de France ou d’Angleterre, d’un plus grand prestige que les anciennes croyances. Les chefs vikings en profitaient pour s’attacher leurs vassaux, avides d’en recueillir les fruits.
Reste une question : pourquoi, à la fin du xie siècle, les Vikings ont-ils cessé leurs raids? Deux raisons : d’abord les royaumes européens avaient pris des mesures de protection qui rendaient ceux-ci plus risqués, et les rois scandinaves commencèrent à empêcher ces pratiques qui pouvaient enrichir des rivaux. Ils préférèrent diriger l’agressivité de leurs vassaux vers l’est – les actuelles Finlande, Estonie et Russie –, dans une logique de conquête plus que de piraterie. Ensuite, la collecte de l’impôt remplaça progressivement dans l’élite scandinave la coutume d’aller trouver des richesses au loin. Autant s’enrichir chez soi. Les Vikings, finalement, étaient des gens ordinaires.
DANS LES TOMBES VIKINGS, ON TROUVE EN MASSE DES DIRHAMS ARABES ET PLUS DE DENIERS ANGLAIS QU’ON N’EN A DÉCOUVERTS DANS TOUT LE ROYAUME-UNI.