Littérature « J’ai appris à négocier avec la menace ». Entretien avec la star des lettres indiennes Arundhati Roy
Fervente militante altermondialiste, la STAR des lettres indiennes a RISQUÉ SA VIE en défiant les autorités de son pays. Elle publie ces jours-ci son deuxième ROMAN. Entretien
On avait presque fini par oublier qu’Arundhati Roy est d’abord une romancière. C’est en 1997 qu’elle se fait connaître dans le monde entier avec son roman « le Dieu des petits riens ». Du haut de ses 35 ans, la nouvelle reine de la littérature indienne profite alors de sa récente célébrité pour monter au créneau contre le changement climatique, et tempêter contre l’impérialisme américain. Pendant vingt ans, elle va risquer sa vie en défendant l’indépendance du Cachemire, ou partager le quotidien, dans la jungle, de rebelles maoïstes. Jamais la dernière à lutter contre un monde gouverné par un capitalisme sauvage et par un nationalisme qui partout gagne du terrain, elle est aujourd’hui l’une des icônes de la résistance les plus influentes au monde, selon le magazine « Time ».
Tandis qu’elle défendait la veuve et l’opprimé, la fière combattante armée d’un sourire d’ange n’avait cependant pas renoncé à la fiction. Elle revient au roman avec un livre sensuel et polyphonique, à la fois enchanteur et intrépide, où elle raconte la vie d’Anjum, une hermaphrodite qui a élu domicile dans un cimetière où elle recueille un bébé tombé du ciel. De son côté, la jeune Tilottama tombe amoureuse de Musa, qui lutte contre l’occupation indienne au Cachemire. Dans son appartement de New Delhi, Arundhati Roy raconte comment elle a écrit « le Ministère du bonheur suprême », sans que les klaxons qui montent de la rue ne perturbent le moins du monde les démonstrations enflammées de la dame de fer indienne. On attendait votre second roman depuis vingt ans. Vous n’aviez pas envie, pendant toutes ces années de lutte, de revenir à la fiction? Pour moi, écrire un roman n’est pas un acte instantané. Même quand j’étais appelée ailleurs, je savais que ce désir de fiction était en train de croître, au plus profond. D’autre part, vivre en Inde réclame beaucoup d’énergie. On est ici, en permanence, la victime d’abus de tout ordre. Il y a tant d’injustices, et on se sent impuissant. Retrouver le chemin du roman vous a-t-il demandé beaucoup d’efforts? En réalité, je n’avais jamais arrêté. Pendant des années, j’ai pris des notes. Un peu comme on fait des ronds de fumée. Puis la fumée a fini par prendre forme, par se transformer en histoire. C’est un miracle, d’ailleurs, si ma maison n’a pas brûlé. Combien de fois je mettais quelque chose à cuire le matin, puis j’allais m’installer à mon ordinateur et quand je levais les yeux, c’était le soir… Avec « le Dieu des petits riens », vous êtes devenue une star en Inde… On voulait me faire jouer le rôle de l’écrivain célèbre. Mais ça ne m’a jamais intéressée. J’ai au contraire profité de cette célébrité pour aller vers les gens. J’ai été accueillie à bras ouverts dans des univers auxquels cette célébrité me donnait accès. J’ai voyagé jusqu’au coeur du monde, jusqu’au coeur des gens. C’était un voyage physique, mais aussi un voyage affectif et intellectuel. C’est ainsi que j’ai découvert mon pays. En Inde, on ne peut y arriver, à moins d’avoir ce genre de statut. Les gens dans les villes ne savent pas ce qu’est un village. Où iraient-ils? Seraient-ils reçus chez les propriétaires, les dalits [intouchables, individus attachés à des tâches jugées dégradantes] ? Ce n’est pas comme en France. Il n’y a pas de café, pas de place publique. C’est grâce à votre succès mondial que vous vous êtes engagée ? Oui, car j’ai eu le sentiment d’être un objet de marketing. On me vendait comme le nouveau visage d’une Inde moderne, tournée vers le futur. C’est à ce moment que le BJP [parti de droite nationaliste] a été élu, et il y a eu cette affaire des essais nucléaires. Nombreux étaient ceux qui applaudissaient à tout rompre. Je n’en revenais pas. Ils parlaient du nucléaire comme du fait de prendre du Viagra. C’était une démonstration de fierté masculine hindoue. Comme j’étais considérée comme la chérie des classes moyennes, et que je faisais la couverture des magazines, j’aurais eu l’air d’approuver moi aussi, si je n’avais rien dit. J’ai donc écrit « la Fin de l’imagination ». La caste au pouvoir était furieuse, mais ça m’a permis de rencontrer les gens qui luttaient contre les barrages dans la vallée de la Narmada. C’est en m’engageant à leurs côtés que je me suis fait mon éducation politique. Vous êtes très critique envers la situation politique en Inde… C’est vrai que l’arrivée au pouvoir, en 2014, de Modi, notre Premier ministre, a été pour moi un moment de profond désespoir. J’avais l’impression d’un immense gâchis. Et on voit aujourd’hui la conséquence de cette politique de la haine. Il y a quelques jours encore, un hindou a brûlé à mort un musulman et son jeune neveu, qui a filmé la scène, a fièrement posté la vidéo sur YouTube. Qu’est-ce qui différencie selon vous l’écriture d’essais et la pratique de la fiction proprement dite? Il y a une très grande différence. Quand j’écris un essai, je tente d’exprimer à un instant précis ma compréhension du cours des choses. Il y a aussi un sentiment d’urgence très fort. Aucun de mes essais politiques n’a été écrit sans la ferme conviction qu’il fallait agir vite. Quand les paramilitaires sont sollicités par le gouvernement pour brûler des villages, ou
LE MINISTÈRE DU BONHEUR SUPRÊME, par Arundhati Roy, traduit de l’anglais par Irène Margit, Gallimard, 544 p., 24 euros.
“UN HINDOU VIENT DE BRÛLER À MORT UN MUSULMAN”
Née en 1961 à Shillong en Inde, ARUNDHATI ROY est l’auteur d’une dizaine d’essais dont « Ben Laden, secret de famille de l’Amérique », « Capitalisme : une histoire de fantômes » et un dialogue avec Edward Snowden intitulé « Que devons-nous aimer ? ». Elle a été lauréate du Booker Prize pour son premier roman.