L'Obs

L’humeur de Jérôme Garcin

- J. G. Par JÉRÔME GARCIN

oût 1945. Une petite gare de la campagne hongroise, où patrouille­nt des soldats soviétique­s. D’un train qu’on dirait de marchandis­es, dont le bruit de ferraille concassée évoque les pires cauchemars, descendent deux juifs orthodoxes, vêtus de noir. Le père porte un chapeau et son fils, une casquette. En guise de bagages, deux grosses malles qu’un paysan magyar hisse sur son tombereau. pas lents, l’attelage part pour le village. Derrière, le père et son fils marchent en silence, la tête haute. Une longue procession funéraire au milieu des champs d’après-guerre qu’on moissonne sous un soleil brûlant. Pendant ce temps, c’est la panique au village, où l’avantageux maire s’apprête à marier son fils. Portée à vélo par le chef de gare, la rumeur annonce en effet qu’« ils » sont revenus. « Ils », ce sont les survivants de la Shoah que les habitants, à commencer par le maire, ont spoliés de leurs biens et dont ils occupent sans scrupules ni remords les maisons. S’« ils » sont là, c’est évidemment pour reprendre ce qu’on leur a volé et qu’on ne compte pas leur restituer. La petite population se barricade, s’invente de faux actes de propriété et, transforma­nt sa culpabilit­é en morgue, se prépare à bouter les revenants, ces fantômes. Mais, stupéfacti­on, les deux juifs traversent le village sans s’arrêter. Ils ne réclament rien. Ils sont bien au-delà de la vengeance, de la revendicat­ion, de la haine et même du mépris. Ils vont au cimetière. « Qui enterrez-vous? », leur demande le maire suspicieux. « Ce qu’il reste de nos morts », répond le vieil homme au regard clair et à la barbe blanche. Des malles, le père et son fils sortent alors des souliers et des jouets d’enfants, des livres, des menoras, qu’ils entourent de talits et rendent à la terre. Ils se lavent les mains, disent le kaddish, déchirent le col de leurs manteaux, jettent des pierres sur la tombe et, dans un silence de mort, repartent à pied pour la gare. Ce film en noir et blanc, dont la lumière d’ordalie rappelle l’admirable « Ida » de Pawlikowsk­i, s’appelle « la Juste Route » (en salles le 17 janvier). Il est signé d’un Hongrois de 46 ans, Ferenc Török, et inspiré d’une nouvelle de Gabor T. Szanto. On en sort bouleversé, et même commotionn­é. Cela tient à la beauté cruelle de l’image, à l’impression­nante interpréta­tion des deux rescapés que fige la douleur, et à la représenta­tion moderne d’une tragédie antique, où les vivants rampent tandis que les survivants s’élèvent. Voyez ce film, et faites passer, s’il vous plaît. A

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