“UN DÉNI D’HUMANITÉ INSUPPORTABLE”
Par J.M.G. LE CLÉZIO, PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE
La formule célèbre de M. Rocard, sur « la France [qui] ne peut pas accueillir toute la misère du monde » – formule reprise récemment par M. Macron, pour justifier une politique de grande fermeté à l’égard des migrants économiques – est d’abord un total non-sens, si l’on pense à la proportion de réfugiés que comptent de petits pays comme le Liban ou la Jordanie. C’est surtout un déni d’humanité insupportable. Comment peut-on faire le tri ? Comment distinguer ceux qui méritent l’accueil, pour des raisons politiques, et ceux qui n’en sont pas dignes ? Comment faire la di érence entre les demandeurs d’asile au titre du danger qu’ils encourent dans leur pays, et ceux qui fuient leur pays pour des raisons économiques ? Est-il moins grave de mourir de faim, de détresse, d’abandon, que de mourir sous les coups d’un tyran ? Est-ce que ces tyrans, que la France a souvent soutenus, encensés, qu’elle a choyés et auxquels elle a généreusement ouvert ses frontières lorsqu’un coup d’Etat les jetait à bas, est-ce que ce ne sont pas ceux-là justement qui menacent la vie de leurs concitoyens les plus pauvres ? Est-ce que la France n’a pas une responsabilité dans le système dont elle a profité longtemps, et dont elle profite encore ?
On parle de budget, de limites dans le partage. Sans doute, mais où est le partage quand un pays extrêmement prospère, qui bénéficie d’une avance remarquable dans toutes les techniques, d’un climat modéré, d’une paix sociale admirable, refuse de sacrifier un peu de son pactole pour permettre à ceux qui en ont besoin de se ressourcer, de reprendre leurs forces, de préparer un avenir à leurs enfants, de panser leurs plaies, de retrouver l’espoir ? Comment comparer les destins, dire que ceux-ci sont respectables et que ceux-là ne valent rien ? Comment laisser entendre que ces gens qui se jettent sur les routes, traversent les déserts, s’embarquent sur des radeaux au risque de leur vie, ou franchissent les montagnes en hiver, vêtus seulement de leurs habits de pays chauds, comment laisser croire que ces gens ont un choix ? Comment ne pas comprendre que la route qu’ils ont prise est un déchirement, qu’ils laissent derrière eux tout ce qui est cher à tout humain, le pays natal, les ancêtres, parfois les enfants trop jeunes pour partir ?
Il n’est pas question ici de sentimentalisme, ni d’apitoiement facile. Regardons-les, ces migrants, sur le pont des navires, couchés sur le sol, brûlés par le soleil, desséchés par la soif et la faim, regardons-les. Ils ne nous sont pas étrangers. Ils ne sont pas des envahisseurs. Ils sont nos semblables, ils sont notre famille.
J’ai été l’un d’eux jadis, quand ma mère nous a emmenés mon frère et moi traverser la France, en compagnie de mes grands-parents maternels, pour fuir la guerre. Nous n’étions pas des demandeurs d’asile : il n’y avait pas d’asile. Nous cherchions un endroit où survivre. Nous ne savions pas si la guerre que nous fuyions allait durer dix ans, vingt ans, ou cent ans. La pauvreté et la faim sont des états de guerre. Ceux qui les fuient ne sont pas des réfugiés, ni des demandeurs d’asile. Ils sont des fugitifs.
La politique est un monstre froid : elle agit en suivant des lois et des instructions qui ne tiennent pas compte du sentiment humain. S’il est avéré que pour faire déguerpir les migrants qui dorment sous une bâche par six degrés au-dessus de zéro les milices crèvent leurs tentes ; s’il est avéré que l’on rafle les pauvres dans les rues, en séparant les familles, et qu’on les enferme avant de les expédier par avion dans leur pays supposé, s’il est avéré qu’on pourchasse les misérables comme s’ils étaient des chiens errants. Eh bien, cela est dégueulasse, il n’y a pas d’autre mot.
Soyons clairs et pragmatiques, puisque c’est le mot d’ordre – et que les discours pleins de pathos n’ont pas d’autre e et que de nuire à la cause qu’ils prétendent servir. C’est le merveilleux de notre monde contemporain que d’être uni par la communication, le savoir, la reconnaissance de l’autre. Mais prenons garde : cette merveille est fragile, elle peut nous apparaître non comme un
Né à Nice en 1940, Jean-Marie Gustave Le Clézio a publié « le Procès-verbal » en 1963. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 2008. Il vit entre la Bretagne et la Chine. Son dernier roman, « Alma », est sorti en 2017 aux Editions Gallimard.
devoir, mais comme un privilège. Prenons garde à ne pas dresser autour de nous des frontières mentales encore plus injustes que les frontières politiques. A ne pas nous habituer justement à « toute la misère du monde » comme si nous vivions sur une sorte d’île parfaite, inaccessible, et que nous puissions regarder de loin, d’un regard cruel d’entomologiste, les habitants des rivages désolés se débattre et s’étouffer dans leur malheur. Prenons garde à ne pas devenir sourds et aveugles à cette misère, et nous réfugier dans l’illusoire protection de nos armées, de nos juges et de nos législateurs. S’il n’est pas question de partage, et d’humanisme, qu’il soit question de stratégie. Les empires fondés sur l’injustice, sur l’esclavage, sur le mépris n’ont jamais survécu. Ils se sont écroulés de l’intérieur, parce qu’ils étaient corrompus.
Il est encore temps d’agir. Cela n’est pas si compliqué : il suffit de renverser le raisonnement, de cesser d’agir sous l’impression de la menace. Le partage n’est pas seulement l’accueil : c’est aussi la préparation de l’avenir, c’est-à-dire le soutien et le changement. Que l’invraisemblable budget qui sert à alimenter la machine de guerre à travers le monde accorde une part, une miette seulement, pour aider les citoyens des pays en détresse, pour l’eau potable, l’éducation, la médecine, la création d’entreprise, l’équilibre – la justice.