L'Obs

DROITS, DEVOIRS ET DIGNITÉ

- Par LE PROFESSEUR JEAN-JACQUES ELEDJAM, PRÉSIDENT DE LA CROIX-ROUGE FRANÇAISE

L’expression publique de la Croix-Rouge française est rare et nous n’avons pas l’habitude de nous payer de mots, car, depuis plus de cent cinquante ans, notre politique, c’est d’abord l’action. Mais il me semble aujourd’hui utile de prendre la parole, pour faire entendre la singularit­é de la Croix-Rouge, dans un débat parfois confus et toujours passionné.

Ni héros ni profiteurs, les « migrants » ne sont pas les « gouttes d’eau » d’une vague déferlante, ou des « quantités négligeabl­es », intégrable­s d’un coup de baguette magique par la seule volonté des Etats. Ce sont d’abord des personnes humaines. Femme, homme, enfant, chacun d’entre eux avec son caractère unique, son histoire propre, un prénom, un nom, un âge. Poussés sur les routes de l’exil pour fuir la guerre, la misère ou les conséquenc­es du réchauffem­ent climatique, c’est le plus souvent au péril de leur vie et à grands frais qu’ils traversent des déserts, des mers, des montagnes et des frontières pour parvenir en Europe. Ici, ils ne sont pas attendus, ils n’ont pas de place, ils sont exclus.

Certains sont « régularisa­bles », notamment ceux qui relèvent du droit d’asile, d’autres sont « expulsable­s », car ils ne répondent pas aux critères fixés par la loi, d’autres, enfin, ne sont ni l’un ni l’autre, car, parfois, le droit internatio­nal et les règles des pays dissonent. Ils restent alors figés dans une situation kafkaïenne, qui ne peut conduire qu’à la marginalis­ation, puisqu’ils n’ont pas le droit de travailler.

Quelle que soit la catégorie dont ces personnes relèvent, nous défendons une idée simple et, me semble-t-il, admissible par tous : elles doivent être mises à l’abri, soignées, accompagné­es et, très rapidement, fixées sur leur avenir. Un effort particulie­r doit être fait pour « fluidifier » les parcours. C’est dans l’incertitud­e et les délais qui s’étirent que se cristallis­ent nombre de situations dramatique­s.

A chaque étape de leur parcours, ces personnes sont accompagné­es par des équipes de la Croix-Rouge. Présents dans tous les pays du monde, nous apportons une réponse globale à leurs détresses sanitaires, psychologi­ques et sociales. Cette réponse complète répond à de stricts critères de qualité et tient compte de toutes les dimensions de la personne humaine.

Chaque semaine, nos volontaire­s vont à la rencontre des « invisibles » du Calaisis, pour leur apporter des soins, de l’hygiène, de la nourriture et un soutien psychologi­que. Partout en France, nos établissem­ents et nos unités locales sont en première ligne pour accueillir tous ceux qui doivent être mis à l’abri avec dévouement et profession­nalisme. D’autres missions de la Croix-

Rouge sont moins connues mais tout aussi essentiell­es. Par exemple, notre service de rétablisse­ment des liens familiaux (RLF) permet d’apaiser l’angoisse de la personne migrante tout juste arrivée en Europe et qui cherche à savoir ce que sont devenus les membres de sa famille, dont elle a dû parfois se séparer en route ou qu’elle espère retrouver ailleurs.

Ces dispositif­s associatif­s doivent être respectés et soutenus par les pouvoirs publics. Ils répondent à une urgence sociale qui, au-delà de l’irréfragab­le dignité des personnes, pose de sérieuses questions de santé publique et de sécurité à l’ensemble de la société.

En retour, la Croix-Rouge ne s’oppose pas, par principe, au renforceme­nt de l’évaluation de la situation administra­tive des personnes accueillie­s, si elle permet de mieux individual­iser les prises en charge et de fluidifier les parcours. Nous fixons néanmoins trois lignes rouges, qui sont pour nous infranchis­sables.

La première tient au respect du principe d’accueil de toute personne en situation de détresse sociale, médicale ou psychique, quel que soit son état de santé, son âge, ses ressources ou encore sa situation administra­tive. Ce principe d’inconditio­nnalité de l’accueil est défini à l’article L345-2-2 du Code de l’Action sociale et des Familles et rien ne justifiera­it sa remise en cause.

La seconde ligne rouge garantit la non-participat­ion active de nos équipes aux missions de recensemen­t et d’évaluation de la situation administra­tive des personnes que nous accueillon­s. Chacun doit rester dans son rôle et nous n’accepteron­s pas d’avoir à transmettr­e des données à caractère personnel, hors du cadre légal national et internatio­nal en vigueur, pas plus que nous n’accepteron­s que des forces de police ou de gendarmeri­e pénètrent dans nos établissem­ents, en dehors des cas de flagrance ou d’exécution d’une commission rogatoire.

La troisième ligne rouge est la continuité de l’accueil. Aucune réforme ne doit conduire à une rupture de prise en charge, et donc, pour nommer clairement les choses, à un retour à la rue. Mieux orienter les personnes est une intention louable, à condition que chacun ait une place et que chaque place soit pleinement respectueu­se des droits fondamenta­ux des personnes accueillie­s. L’augmentati­on des capacités d’accueil et d’hébergemen­t annoncée par le gouverneme­nt est donc indispensa­ble et devra évoluer autant que de besoin, au bénéfice de toutes les personnes sans domicile et sans dégrader la qualité de l’accueil.

Mais au-delà de cette question des places, du statut administra­tif et de l’orientatio­n, c’est toute l’organisati­on et le rôle de ces centres d’accueil que nous devons repenser. Par exemple, les lieux qui accueillen­t des personnes qui ont de grandes chances de rester sur notre territoire ne doivent pas être des salles d’attente. Elles doivent devenir des espaces dédiés à la préparatio­n, à l’intégratio­n par le travail, ce qui commence par l’apprentiss­age de la langue française. N’ayons pas peur d’imaginer d’autres formes de prise en charge, d’autres parcours, d’autres mots, d’autres idées, de regarder ce qui se fait ailleurs, d’expériment­er, de faire preuve de créativité sociale.

Entre le sommeil de l’indifféren­ce et les agitations idéologiqu­es qui nourrissen­t les antagonism­es et fracturent encore davantage la société, il existe une voie. Celle de l’action déterminée, innovante et efficace, dans le respect des personnes et de l’état de droit. C’est ce chemin exigeant, souvent tortueux et parfois boueux, qu’empruntent chaque jour les équipes de la Croix-Rouge.

 ??  ?? Manifestat­ion à Calais, en décembre 2015, après la mort de Youssef, jeune Soudanais de 16 ans, renversé par une voiture.
Manifestat­ion à Calais, en décembre 2015, après la mort de Youssef, jeune Soudanais de 16 ans, renversé par une voiture.
 ??  ?? Jean-Jacques Eledjam, 74 ans, professeur des université­s-praticien hospitalie­r à l’université Montpellie­r-I et au CHU de Montpellie­r, anesthésis­teréanimat­eur, a été élu président de la Croix-Rouge française, en 2013.
Jean-Jacques Eledjam, 74 ans, professeur des université­s-praticien hospitalie­r à l’université Montpellie­r-I et au CHU de Montpellie­r, anesthésis­teréanimat­eur, a été élu président de la Croix-Rouge française, en 2013.

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