L'Obs

“UN PEU DE TOLÉRANCE NE FAIT DE MAL À PERSONNE”

- Par CÉCILE DEFFONTAIN­ES

Un an et demi après l’ouverture, sous les huées, d’un centre d’accueil et d’orientatio­n, la commune de Forges-les-Bains, dans l’Essonne, a appris à cohabiter avec ses migrants afghans

Ce midi, c’est menu afghan chez Marie-France et Yves. Noorali, dont les cheveux noir de jais trahissent les origines étrangères, sert des assiettes copieuseme­nt garnies d’un mélange de riz, de raisins secs et d’agneau mijoté. Le jeune homme de 27 ans a passé toute la matinée derrière les fourneaux, au centre d’accueil et d’orientatio­n (CAO) voisin, qui, depuis octobre 2016, accueille 91 migrants, tous afghans comme lui. Il est ensuite venu, sa grosse marmite sous le bras, chez ce couple de septuagéna­ires. Ses nouveaux amis forgeois. « Ça ne nous dérange pas qu’il mange avec les mains, mais il préfère utiliser le couteau et la fourchette, comme nous », explique Marie-France, ancienne enseignant­e-chercheuse, qui, cet été, a aussi emmené le jeune demandeur d’asile en vacances en Bretagne. Noorali fait désormais presque partie de leur famille. Il peut y oublier, un temps, les stigmates des mauvais traitement­s que lui a réservés la police bulgare, qui lui ont laissé de belles cicatrices. Et moins penser

à sa femme et à ses deux enfants, restés dans les lointaines montagnes d’Afghanista­n.

A Forges, Yves et Marie-France ne sont pas des exceptions, mais pas loin. Ils sont une petite trentaine de bénévoles, sur 3700 habitants, à donner comme eux de leur temps pour aider les migrants du centre. Yves retape de vieux vélos pour qu’ils puissent pédaler jusqu’à la gare routière, au lieu de parcourir les 4 kilomètres à pied. Marie-France, elle, s’occupe du tri et de la distributi­on de vêtements. Par ce biais, elle a rencontré Sylviane, avec qui elle a tissé une amitié. « Ça a aussi créé des liens dans le village », dit cette ancienne comptable, qui, par ailleurs, emploie Ahmad, un autre Afghan, pour des travaux de jardinage : « Je peux le faire car il a obtenu ses papiers. » Les plus investis ont souvent des cheveux blancs. « Nous, nos parents ont connu la guerre », avance Yves pour expliquer leur accueil bienveilla­nt. Mais ces Forgeois compatissa­nts cultivent aussi la discrétion.

Il faut dire que leur petit bourg revient de loin. Quand ils apprennent l’ouverture imminente du centre, à la fin de l’été 2016, de nombreux habitants, mis devant le fait accompli, deviennent comme fous. « Ils pensaient que les Afghans allaient violer les petites filles. C’était n’importe quoi ! » se rappelle Marie-France avec consternat­ion. Début septembre, un incendie volontaire ravage le toit du bâtiment principal censé accueillir les migrants, qui devaient, à l’origine, être deux cents. Deux jours plus tard, lors d’une réunion houleuse noyautée par le Front national, toutes les digues lâchent. « Une dame a dit : “Quand ils arrivent sur les plages italiennes, refoutez-les à l’eau. Vous n’avez qu’à couler les bateaux!” raconte Marie-Hélène Gambart, adjointe au maire à la cohésion sociale. Je n’en ai pas dormi de la nuit. C’était un cauchemar… » Les menaces de mort pleuvent.

Aujourd’hui, un calme ouaté post-réveillon plane sur le petit bourg. Forges est bel et bien revenue à la raison. Le village sait qu’il a un temps cédé à la peur et que, réflexion faite, ces Afghans ne sont que des silhouette­s discrètes qui arpentent la rue principale, isolées ou par groupes de deux ou trois, pour se rendre à la gare routière ou au Carrefour Market. Les échanges sont sommaires, à cause de la barrière de la langue. Bonjour, bonsoir. Mais pas besoin de se parler pour taper le ballon avec eux, le mercredi au stade de foot.

Dans le bar PMU, Ali, un Afghan de 27 ans, fait la queue pour acheter des cigarettes. Il se tient droit comme un I, le sourire timide, les mains sagement jointes devant lui. Gilles, le patron, le sert gentiment, avant d’expliquer : « A l’époque, les gens l’ont mal pris parce que le centre est situé juste à côté de l’école. C’étaient des hommes inconnus qui arrivaient. Mais il n’y a jamais eu d’incident. » « Ils passent en baissant la tête », dit une commerçant­e, qui, elle, était favorable au centre, car « un peu de tolérance ne fait de mal à personne ».

Dans toutes les paroles récoltées affleure un sentiment de culpabilit­é. « J’étais très opposée au centre parce que j’habite juste derrière et que j’avais peur pour mes petits-enfants, confie une habitante, la cinquantai­ne. J’ai fait des efforts financiers pour quitter Vitry-sur-Seine et son insécurité, il y a vingt-cinq ans : ce n’était pas pour que ça recommence. Mais ça se passe très bien. Les migrants sont plus polis que certains Forgeois! » Les incidents du début ont laissé des traces. Des voisins se sont fâchés. Sylvie, 59 ans, regrette son emportemen­t d’alors. « A l’époque, on parlait beaucoup de Daech, dit-elle, donc j’avais peur que certains soient des terroriste­s. Mais ils sont propres sur eux, pas agressifs. Certaineme­nt qu’ils ont connu la guerre… Mais quand même, ils ne sont pas restés défendre leur pays. Heureuseme­nt que nous, on n’a pas fait ça, avec la Résistance! »

Des Forgeois restent sur le qui-vive. Il faut faire avec leurs yeux, toujours aux aguets. Certains nous ont montré des photos du camion des pompiers et d’une unité de pneumologi­e préventive à l’entrée du centre. A les écouter, il y aurait des cas de tuberculos­e, de gale. En fait, des vérificati­ons sanitaires normales. Un hébergé a juste été malade à plusieurs reprises. Quant à la gale, qui a touché l’école, elle viendrait d’un parent d’élève rentré de voyage…

Planté au coeur du bourg, le centre d’accueil est l’objet de bien des fantasmes. C’est une forteresse bien gardée, où on ne pénètre qu’après avoir montré patte blanche. « Suite à l’incendie et à des tentatives d’intrusion, nous sommes obligés de prendre des précaution­s, pour assurer la sécurité du personnel comme celle des hébergés », explique Bruno Morel, le directeur d’Emmaüs Solidarité. Les lieux sont donc éclairés la nuit, au grand dam de quelques-uns, qui comptent les kilowatthe­ures, quand « le centre du village, lui, est plongé dans le noir à minuit ».

Les travaux de réfection viennent à peine de commencer, les bâches claquent au vent tout en haut du bâtiment. Deux moutons broutent, entourés de quelques poules. A l’intérieur, c’est loin d’être Byzance. Une petite salle de sport dotée d’appareils de musculatio­n usagés, offerts par de bonnes âmes. Dehors, une table de ping-pong. Deux Afghans font leur lessive à la laverie. Mais la plupart sont dehors, souvent à Paris, dans le quartier de la Chapelle, où ils suivent des cours de français ou font, comme Noorali, quelques emplettes de nourriture typiquemen­t afghane.

Des efforts sont faits pour tisser des liens avec le village. Au printemps, une marche a réuni 600 personnes, dont 200 migrants. Deux opérations portes ouvertes ont été organisées pour balayer les inquiétude­s. Mais il a fallu que les gendarmes arrêtent de venir au centre lors de leur tournée. « Leur but était de rassurer les habitants, mais chaque fois certains appelaient la mairie pour savoir ce qui se passait », explique le chef de service du centre, Bastien Saint-Ellier. La rumeur se faufile toujours.

« Ils ont un siècle de retard, ce sont comme des martiens! » peste Jean, du collectif Forgeons l’avenir, qui espère que le centre, censé fermer en octobre 2018, sera reconverti en maison de retraite. Emmanuel, directeur commercial de 50 ans, estime, lui, qu’il faudrait réduire le nombre d’hébergés : « Pour l’intégratio­n, ce serait mieux de mettre un ou deux migrants par famille volontaire, dans tous les villages de France. » Ce que Marie-France et Yves ont fait en invitant chez eux Noorali, leur protégé afghan.

“LES MIGRANTS SONT PLUS POLIS QUE CERTAINS FORGEOIS !” UNE HABITANTE DE FORGES

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Noorali, résident du centre d’hébergemen­t, partage avec ses nouveaux amis français un repas afghan.
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Au centre, le « vestiaire », tenu par des bénévoles, centralise les dons.

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