L'Obs

LA BELGIQUE, PAYS DES RAFLES

Descentes de police, arrestatio­ns, collaborat­ion avec les services de renseignem­ent de régimes dictatoria­ux… Au pays de Jan Jambon, le ministre de l’Intérieur belge, nationalis­te flamand, on se fait une fierté de chasser les migrants. Mais les citoyens or

- DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE SARA DANIEL

Dans la nuit glacée, ils se serrent contre l’écorce des grands arbres dénudés du parc Maximilien. Ils avaient déserté durant la journée ce sas de misère où la neige le dispute à la boue, coincé entre Molenbeek et la gare de Bruxelles-Nord. Ils n’y reviennent qu’à la nuit tombée. Au plus beau de l’été, des tentes y fleurissai­ent, et ils dormaient là. Puis la police a fondu sur eux, délogeant les familles à coups de matraque, extirpant les enfants de leurs sacs de couchage, déchirant les tentes, confisquan­t et jetant aux ordures leurs derniers souvenirs.

La période des grandes « rafles » de migrants, qui s’est étendue d’août à octobre, a suscité une vague d’indignatio­n dans tout le pays. Même la police s’est divisée : certains policiers se sont mis à prévenir dans des mails cryptés les associatio­ns des dates d’interventi­on, tandis que d’autres se portaient volontaire­s pour participer à ces missions. Et la consigne était simple : faire du chi re. Car on ne plaisante pas au pays de Theo Francken, le « nettoyeur », qui utilise le hastag #opkuisen (#nettoyer) pour parler des migrants. En charge du secrétaria­t d’Etat à l’Asile et à la Migration, l’homme est issu des rangs du parti nationalis­te flamand N-VA, tout comme Jan Jambon, le ministre de l’Intérieur. Leur obsession est d’éviter que le parc Maximilien ne devienne un deuxième Calais. « Ils ont ordonné des arrestatio­ns fondées sur des quotas de nationalit­é, s’insurge Benoit Hellings, en fonction des places disponible­s en centre fermé et des vols à destinatio­n des pays d’origine. » Ce député écologiste mène la fronde au Parlement fédéral contre une politique qui ne cesse de limiter les recours contre les avis d’expulsion, rapatrie les migrants dans des zones de guerre ou autorise à inspecter jusqu’à leur téléphone. « Nous aurions dû créer un centre d’orientatio­n des migrants et des structures d’accueil. Au lieu de cela, la politique mise en place a volontaire­ment refusé d’o rir le minimum de conditions sanitaires afin d’éviter un prétendu appel d’air. La Belgique s’était engagée au niveau européen à prendre ses responsabi­lités durant la crise des migrants, mais, dans les faits, elle refuse de prendre sa part », analyse-t-il.

Cette politique, Theo Francken ne se contente pas de l’assumer, il la revendique à coups de tweets et de diagrammes colorés. « Il est fier de son micro-management, et complèteme­nt insensible à la réalité humaine », explique Pierre Verbeeren, directeur général de Médecins du Monde en Belgique, qui tente de suppléer les défaillanc­es de l’Etat en coordonnan­t une aide médicale d’urgence. Mais, comme Benoit Hellings, dénoncer les manquement­s nationaux ne le rend pas aveugle : « La France agit de manière identique. Francken se targue d’ailleurs de reprendre les idées qui marchent ailleurs, et de préférence dans des pays dirigés par des gouverneme­nts de centre gauche. Par exemple, la France autorise elle aussi les services de renseignem­ent soudanais à venir identifier sur place leurs ressortiss­ants. La seule di érence entre la France et la Belgique, c’est le narratif. La gestion des migrants, Collomb, ça l’ennuie, Francken, ça l’amuse. En France, pays proclamé des droits de l’homme, il y a finalement un plus grand écart entre le discours et l’action. »

Ce soir, au parc Maximilien, il y a peu de femmes, moins d’enfants encore, beaucoup d’hommes drapés dans des sacs poubelles ou des imperméabl­es usés, piétinant le sol pour repousser le froid en attendant d’être recueillis pour la nuit. Bientôt ils se mélangent à une armée de volontaire­s, indignés par la politique de leur gouverneme­nt, qui ont à leur tour bravé la neige pour venir leur porter secours. A leur tête, Mehdi Kassou, un ancien gestionnai­re de grands comptes chez Samsung. Il a tout quitté pendant la crise de l’été pour former une plateforme citoyenne qui compte aujourd’hui 29 000 membres : certains s’y proposent d’être hébergeurs, d’autres chau eurs, mais il y a aussi des traducteur­s, des habilleurs, des cuisiniers. Ensemble, ils ont déjà o ert plus de 50000 nuitées à 400 migrants. Chez ce peuple belge qui préserve jalousemen­t son intimité et qui ne reçoit pas facilement des inconnus, la générosité déborde sur ce trottoir gelé. A se demander pourquoi l’on n’observe pas un même mouvement en France. « En Belgique, le domicile est sanctuaris­é par le droit et qu’ici il n’existe pas de délit de solidarité », répond Mehdi Kassou.

Parmi ces volontaire­s belges, Marc, un quinquagén­aire à l’allure intello bohème

qui fut bouleversé lorsqu’il a vu le Soudanais qu’il hébergeait, un ancien mineur, se râper le bout de ses doigts, croyant effacer ses empreintes. Ou Antoine, un jeune illustrate­ur à la veste tachée de peinture qui venait presque chaque nuit au début, puis qui a dû ralentir le rythme d’un accueil qui envahissai­t sa vie de famille. Ou Sandy, dans sa tenue stricte, qui travaille dans la finance, et qui, quand elle sort du bureau, passe par le parc pour emmener qui veut en voiture. « Je ne juge pas, car je sais que ce n’est pas facile pour les politicien­s de trouver une solution au problème de l’immigratio­n, dit-elle, mais on ne peut pas pour autant abandonner des êtres humains sur le trottoir. »

Certains migrants ont quand même pris leurs aises et « font les difficiles ». C’est la loi du marché : ils choisissen­t les mieuxdisan­ts, ceux qui ont le wi-fi, là où l’on peut fumer ou ceux qui ne se lèvent pas trop tôt pour aller au travail. D’autres sans-papiers, parfois installés en Belgique depuis plusieurs années, se sont faufilés dans la masse, trop heureux de l’aubaine. La plateforme a dû cesser son activité l’espace d’une nuit pour recadrer tout le monde.

Dans une petite maison du quartier branché de Flagey, Frank, un ancien coopérant en Afrique, accueille Omar pour la nuit. Omar est un Soudanais de 28 ans au sourire éclatant qui ponctue régulièrem­ent son récit d’un « man, I was so lucky » (« mec, j’ai eu tellement de chance »). Plutôt un effet de son tempéramen­t débonnaire qu’une réalité. En 2015, ce graphiste de Khartoum a réalisé des pancartes pour un parti d’opposition au président Bachir et a été arrêté lors d’une manifestat­ion contre la situation au Darfour. Jeté en prison, torturé, brûlé, il a été suspendu à un crochet pendant des jours. A sa sortie, il réussit à trouver un passeur qui lui fait quitter le pays. Direction la Libye par le désert. Il abandonne alors son travail, sa femme, son fils de 3 ans. A Tripoli, le passeur l’oblige à travailler quatre mois chez un ferrailleu­r qui possède une casse automobile pour payer son passage. Le soir, il était enfermé dans la cave, enchaîné à un mur. « La Libye, c’était le plus dingue : les disputes se réglaient à coups de fusil. Tout le monde était armé là-bas, alors j’ai eu beaucoup de chance d’être enfermé le soir ! » La traversée de la Méditerran­ée s’est faite sur un Zodiac bondé. Une fois, deux fois, il sera intercepté avant d’atteindre l’Italie et, de là, la France. Il a connu Calais et Angers, où il a passé cinq mois et où l’on a refusé sa demande d’asile au motif d’un manque de preuves de son incarcérat­ion pour raison politique à Khartoum. « Mais le Soudan, ce n’est pas un Etat de droit, ils ne vous donnent pas un certificat de torture ! » La lettre de refus, qui a scellé son destin de clandestin, dégouline de neige, mais il la serre précieusem­ent ; ce sont ses seuls papiers. Enfin, il est arrivé en Belgique pour se rapprocher de l’Angleterre. Car tous ces migrants du parc Maximilien, sans que personne ne sache pourquoi, et à vrai dire même pas eux-mêmes, veulent gagner la Grande-Bretagne. « On » leur a dit, mais on ne sait jamais qui, que la terre outre-Manche était un havre, le Graal justifiant tous les risques. Comme ceux qu’Omar a encourus en Belgique l’été dernier ou plutôt qu’une décision inique lui a fait courir quand le gouverneme­nt belge a autorisé les services secrets soudanais à venir identifier sur place ses ressortiss­ants pour les rapatrier plus vite. Il a pu échapper à la « rafle ». Et ce soir, il dormira au chaud. Demain, il reprendra la route des parkings de camions qui partent vers l’Angleterre, profitant de la sieste d’un chauffeur pour tenter l’ultime traversée.

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Dans le parc Maximilien à Bruxelles, en décembre dernier, des migrants attendent d’être hébergés dans des familles d’un réseau d’entraide.

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