Le combat perpétuel des associations
Alors que le fléau alimentaire avait reculé depuis dix ans, le spectre de la famine est réapparu l’an dernier dans quatre régions déchirées par les guerres : la Somalie, le Nigeria, le Yémen et le Soudan du Sud. Une nouvelle insécurité alimentaire qui s’i
La faim dans le monde, un problème vieux comme le monde ? Pas de place pour la résignation, la question n’est pas insoluble, bien au contraire… « Lutter contre la malnutrition, c’est avant tout un enjeu politique, souligne Peggy Pascal, responsable du plaidoyer sécurité alimentaire de l’ONG Action contre la Faim. Aujourd’hui nous savons comment éliminer la faim d’un point de vue purement technique. Mais il faut remonter à ses causes structurelles pour pouvoir l’éradiquer, et là, cela devient beaucoup plus complexe… » A la racine du mal, pas de fatalité, mais les travers de l’humanité. « L’insécurité alimentaire frappe d’abord les pauvres, en milieu rural et zone de conflit, précise Peggy Pascal. Donc il faut se battre sur trois fronts. Les inégalités sociales, d’abord. L’Inde, qui est un Etat en paix, est le pays avec le plus grand nombre d’enfants victimes de sous-nutrition. Le réchau ement climatique, ensuite. Dans certaines régions d’Afrique, il n’y a plus qu’une seule saison des pluies ; d’autres sont confrontées à des sécheresses ou à des inondations à répétition ; et partout la biodiversité s’appauvrit, touchant, par exemple, les petits pêcheurs. Enfin, les conflits constituent le troisième fléau : ils a ectent la majorité des dix pays ayant les taux d’insécurité alimentaire les plus élevés. Cette année, Action contre la Faim va communiquer davantage sur l’impact de la guerre : un enfant qui vit sur un territoire en paix a quatorze fois moins de risque de sou rir de la faim. »
L’an dernier, le spectre de la famine est réapparu pour la première fois depuis 2011 (lire encadré p. 56), dans quatre régions déchirées par les combats : Somalie, Nigeria, Yémen et Soudan du Sud. Une décennie après les émeutes de la faim dans une trentaine de pays, en raison de l’envolée des prix des matières premières agricoles, la FAO, organisation de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture, a publié, fin 2017, des chi res inquiétants : 815 millions de personnes sou rent de malnutrition chronique dans le monde, soit une hausse de 38 millions en un an, alors qu’aucune augmentation n’avait été observée depuis seize ans. Un être humain sur neuf…
Pourtant, en 2012, dans le cadre du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD), le défi « Faim zéro en 2030 » a été lancé afin d’éliminer la faim, d’assurer la sécurité alimentaire, d’améliorer la nutrition et de promouvoir une agriculture durable. Le PNUD faisant le constat que « ces vingt dernières années la croissance économique rapide et une meilleure productivité agricole ont permis de diviser par près de deux le nombre de personnes sous-alimentées. De nombreux pays en développement sont maintenant à même de répondre aux besoins alimentaires des plus vulnérables. L’Asie centrale, l’Amérique latine et les Caraïbes ont accompli des progrès considérables en vue d’éradiquer la faim extrême ».
Le défi « Faim zéro » fait écho au « Fome zero » du président Lula, initié au Brésil en 1998 et qui a permis de réduire drastiquement l’insécurité alimentaire, en actionnant plusieurs leviers. L’aide financière aux foyers les plus pauvres, pour acheter de la nourriture, ou aux petits producteurs, grâce au microcrédit. La promotion d’une meilleure alimentation, saine et équilibrée, par l’éducation et la distribution de compléments alimentaires riches en vitamines et micronutriments. Ou encore le soutien aux exploitations agricoles familiales et vivrières. Un dernier volet sur lequel insiste Clara Jamart, responsable de plaidoyer sur la sécurité alimentaire à Oxfam, confédération internationale de 20 organisations associées contre la pauvreté dans 94 pays : « 70% de l’humanité se nourrit grâce aux petits paysans. Or ils pâtissent d’un manque d’investissements structurels. Lesquels sont surtout alloués aux grandes exploitations industrielles, polluantes, peu respectueuses de l’environnement, mécanisées, peu génératrices d’emploi et finissant par épuiser les sols et les ressources. Par exemple les agrocarburants et les cultures de rente, comme le café, le cacao ou le coton, destinées à l’export, qui se développent aux dépens de l’agriculture vivrière. C’est ainsi que des pays ne sont plus autosu sants et n’assurent plus la sécurité alimentaire des populations. Pour vaincre la malnutrition, il faut aider ces paysans, défendre la polyculture, l’agroécologie et l’agriculture familiale, pas la monoculture intensive… »
En e et, si quatre plantes représentent un peu plus de la moitié des calories consommées dans le monde (blé, riz, soja et maïs), nul ne peut compter que sur elles. C’est pourquoi de nombreuses ONG fustigent cette orientation et critiquent la « Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle » (Nasan), lancée en 2012 lors du G8 de Camp David,
“70% DE L’HUMANITÉ SE NOURRIT GRÂCE AUX PETITS PAYSANS. IL FAUT LES AIDER.” CLARA JAMART, OXFAM
aux Etats-Unis : un partenariat publicprivé pour permettre à 50 millions d’habitants d’Afrique subsaharienne de sortir de la pauvreté en 2022. Les dix pays africains signataires s’engageant, en échange d’investissements importants, à mener des réformes foncières, fiscales et douanières.
Pour Oxfam, Action contre la Faim et CCFD-Terre solidaire (Comité catholique contre la Faim et pour le Développement), cette politique de dérégulation profite surtout aux multinationales. Ensemble, ces ONG ont signé un rapport alarmant, intitulé « La faim, un business comme un autre ». « Investir dans l’agriculture, ce n’est pas pareil qu’investir dans la sécurité alimentaire, nuance Maureen Jorand, responsable du plaidoyer souveraineté alimentaire pour CCFD-Terre solidaire. Sachant que 70% des gens qui sou rent de la faim dans le monde sont des petits paysans, ce sont eux qu’il faut aider en leur donnant accès à des outils, intrants, semences, infrastructures pour acheminer leurs productions sur les marchés ou encore en bataillant contre la volatilité des prix… Ils sont fragilisés car ils font face au manque de fertilité des sols, aux changements climatiques, à des périodes de soudure, c’està-dire de pénurie entre deux récoltes. » De plus, ils sont concurrencés par des importations favorisées par l’abaissement des barrières douanières : résultat, un agriculteur africain peut avoir du mal à vendre son riz au village car celui de Thaïlande ou de Chine est moins cher…
Pour contrecarrer ces e ets pervers de la mondialisation, le Programme alimentaire mondial des Nations unies (PAM) soutient le développement local, en particulier dans les régions les plus vulnérables comme le Sahel : « Dans cette zone – la plus pauvre du monde – 80% de la population vit sur des terres dégradées, les conditions naturelles se détériorant à cause du réchau ement climatique, déplore Margot van der Velden, directrice régionale adjointe du PAM pour l’Afrique de l’Ouest. On peut retravailler les sols, mais cela demande beaucoup d’argent alors même que l’attention portée par les bailleurs de fonds à ces territoires est insu sante. Si l’on n’agit pas, dans quelques années, la situation deviendra pire qu’en Syrie… »
Ainsi au Sénégal, Burkina Faso et Mali, une filière se met en place, avec l’appui de l’Agence française de Développement (AFD), pour participer à la production de suppléments nutritionnels destinés aux jeunes enfants sou rant de malnutrition aiguë : achats locaux des matières premières, transformation en pâte d’arachide
et enrichissement en vitamines et minéraux. Le PAM finance 76 000 cantines scolaires dans 60 pays – ce qui encourage les parents à envoyer leurs enfants à l’école – et s’appuie sur les productions locales pour trouver les ingrédients des repas et collations.
Pour faire reculer la malnutrition, il faut parfois des moyens originaux, voire divertissants… Carmen Burbano, la directrice du PAM pour le Pérou, a eu l’idée d’utiliser la télé-réalité pour sensibiliser les Péruviens à une alimentation saine et équilibrée. Surfant, au passage, sur le succès international de la gastronomie péruvienne, avec des toques très tendance qui ouvrent des restaurants à New York, Londres et Paris. Le programme « Cocina con Causa » (La cuisine avec une cause), soutenu par le gouvernement de Lima et di usé depuis l’été dernier, met en scène de jeunes chefs qui se rendent dans les familles un peu partout dans le pays, accompagnés notamment de nutritionnistes et de pédiatres, pour améliorer les habitudes alimentaires. Les protagonistes de l’émission vont sur les marchés pour faire leurs emplettes auprès de producteurs locaux et donnent aussi des conseils pour combattre l’obésité et l’anémie qui atteint des taux alarmants dans certaines régions.
De manière générale, le PAM encourage l’innovation sous des formes très variées, à travers son accélérateur lancé il y a deux ans et installé à Munich. A sa tête, Bernhard Kowatsch, cofondateur de ShareTheMeal, une application à télécharger gratuitement sur un smartphone. Intégrée au Programme alimentaire mondial, cette appli permet de donner facilement de l’argent pour les distributions alimentaires : un « clic », une photo partagée et c’est quarante centimes d’euros qui sont récoltés, soit la somme moyenne nécessaire pour nourrir chaque jour un enfant. Environ 19 millions de repas ont déjà été financés. « L’accélérateur d’innovation détecte et accueille des start-up proposant des solutions e caces pour combattre la faim, explique Bernhard Kowatsch. Nous lançons des appels à projets pour repérer et développer des idées novatrices, que l’on peut subventionner à hauteur de 100 000 dollars. »
Dans la dernière session de candidatures, on comptait plus de la moitié de start-up venant d’Afrique. Et, parmi les initiatives retenues, figure une entreprise proposant des solutions de culture hydroponique, technique qui permet de faire pousser des plantes dans des environnements arides ou peu fertiles en économisant les ressources: en l’occurrence, des containeurs dans le Sahara pour produire du fourrage. Autre exemple, un porte-monnaie électronique prépayé par le PAM pour les Syriens réfugiés en Jordanie. Les bénéficiaires peuvent ainsi choisir eux-mêmes leurs achats, en fonction de leurs besoins. Autre avantage important de ces transferts sécurisés d’argent, la réduction de l’acheminement humanitaire de nourriture, plus coûteux et moins flexible à cause d’une logistique beaucoup plus lourde.
« Aujourd’hui, notre aide est en grande partie monétaire, car l’alimentation est disponible autour de ceux qui en manquent, mais trop chère pour eux, indique Pauline Chetcuti, responsable du plaidoyer humanitaire d’Action contre la Faim. Nous donnons des coupons papier ou dématérialisés avec paiement par téléphone. Mais pour traiter la malnutrition aiguë, nous devons distribuer directement des aliments thérapeutiques et organiser un suivi sur place par des médecins et des nutritionnistes. »
Dans les cas extrêmes, quand les populations en danger de mort ne sont pas accessibles car les routes sont coupées par des catastrophes naturelles ou des groupes armés, l’ultime solution, c’est le largage de vivres, par avion ou hélicoptère, opérations extrêmement onéreuses. Pour éviter d’en arriver là, les ONG mettent en avant le volet politique de leur action. « Les deux causes principales et profondes de la faim dans le monde étant les guerres et le dérèglement climatique, on ne changera pas les choses sans décisions politiques fortes, assure Pauline Chetcuti. C’est pourquoi nous avons instauré des plaidoyers sur des thématiques importantes : il s’agit d’une diplomatie humanitaire pour sensibiliser le public et influencer, au plus haut niveau, les décideurs politiques. Ainsi Action contre la Faim, fondé en 1979, a créé son département du plaidoyer en 2012. »
Cette mission est nécessaire aussi bien dans les crises aiguës que dans les crises chroniques. Actuellement au Yémen, le blocus imposé par la coalition emmenée par l’Arabie saoudite contre les rebelles houthis prend en otage les populations et l’aide humanitaire : « Nous sommes au bord d’une famine pouvant toucher des millions de personnes, s’insurge Pauline Chetcuti. Faire la guerre au point que les gens meurent de faim, c’est illégal depuis la Seconde Guerre mondiale. La faim comme arme de guerre est un crime international grave, la communauté internationale doit sanctionner. »
Mais il y a aussi des situations de malnutrition qui existent depuis des années et n’attirent plus l’attention, déplore Pauline Chetcuti : « En République démocratique du Congo (RDC), où perdure l’un des plus anciens conflits au monde, avec des pics de violence réguliers, beaucoup de populations ont été déplacées et vivent dans l’insécurité alimentaire la plus totale. Pourtant, la RDC subit ce que l’on appelle la fatigue des donateurs, des bailleurs de fonds. L’aide humanitaire est sous-financée: seulement la moitié des sommes nécessaires est collectée. » Résultat, plus de la moitié des enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutrition aiguë chronique et pâtiront de déficiences mentales à l’âge adulte car une partie de leur cerveau n’aura pas pu se développer. Des vies sacrifiées, comme l’avenir d’un pays tout entier, où la faim extrême ne suffit pas à mobiliser tous les moyens.