L'Obs

Le combat perpétuel des associatio­ns

Alors que le fléau alimentair­e avait reculé depuis dix ans, le spectre de la famine est réapparu l’an dernier dans quatre régions déchirées par les guerres : la Somalie, le Nigeria, le Yémen et le Soudan du Sud. Une nouvelle insécurité alimentair­e qui s’i

- Par STÉPHANIE CONDIS

La faim dans le monde, un problème vieux comme le monde ? Pas de place pour la résignatio­n, la question n’est pas insoluble, bien au contraire… « Lutter contre la malnutriti­on, c’est avant tout un enjeu politique, souligne Peggy Pascal, responsabl­e du plaidoyer sécurité alimentair­e de l’ONG Action contre la Faim. Aujourd’hui nous savons comment éliminer la faim d’un point de vue purement technique. Mais il faut remonter à ses causes structurel­les pour pouvoir l’éradiquer, et là, cela devient beaucoup plus complexe… » A la racine du mal, pas de fatalité, mais les travers de l’humanité. « L’insécurité alimentair­e frappe d’abord les pauvres, en milieu rural et zone de conflit, précise Peggy Pascal. Donc il faut se battre sur trois fronts. Les inégalités sociales, d’abord. L’Inde, qui est un Etat en paix, est le pays avec le plus grand nombre d’enfants victimes de sous-nutrition. Le réchau ement climatique, ensuite. Dans certaines régions d’Afrique, il n’y a plus qu’une seule saison des pluies ; d’autres sont confrontée­s à des sécheresse­s ou à des inondation­s à répétition ; et partout la biodiversi­té s’appauvrit, touchant, par exemple, les petits pêcheurs. Enfin, les conflits constituen­t le troisième fléau : ils a ectent la majorité des dix pays ayant les taux d’insécurité alimentair­e les plus élevés. Cette année, Action contre la Faim va communique­r davantage sur l’impact de la guerre : un enfant qui vit sur un territoire en paix a quatorze fois moins de risque de sou rir de la faim. »

L’an dernier, le spectre de la famine est réapparu pour la première fois depuis 2011 (lire encadré p. 56), dans quatre régions déchirées par les combats : Somalie, Nigeria, Yémen et Soudan du Sud. Une décennie après les émeutes de la faim dans une trentaine de pays, en raison de l’envolée des prix des matières premières agricoles, la FAO, organisati­on de l’ONU pour l’alimentati­on et l’agricultur­e, a publié, fin 2017, des chi res inquiétant­s : 815 millions de personnes sou rent de malnutriti­on chronique dans le monde, soit une hausse de 38 millions en un an, alors qu’aucune augmentati­on n’avait été observée depuis seize ans. Un être humain sur neuf…

Pourtant, en 2012, dans le cadre du Programme des Nations unies pour le Développem­ent (PNUD), le défi « Faim zéro en 2030 » a été lancé afin d’éliminer la faim, d’assurer la sécurité alimentair­e, d’améliorer la nutrition et de promouvoir une agricultur­e durable. Le PNUD faisant le constat que « ces vingt dernières années la croissance économique rapide et une meilleure productivi­té agricole ont permis de diviser par près de deux le nombre de personnes sous-alimentées. De nombreux pays en développem­ent sont maintenant à même de répondre aux besoins alimentair­es des plus vulnérable­s. L’Asie centrale, l’Amérique latine et les Caraïbes ont accompli des progrès considérab­les en vue d’éradiquer la faim extrême ».

Le défi « Faim zéro » fait écho au « Fome zero » du président Lula, initié au Brésil en 1998 et qui a permis de réduire drastiquem­ent l’insécurité alimentair­e, en actionnant plusieurs leviers. L’aide financière aux foyers les plus pauvres, pour acheter de la nourriture, ou aux petits producteur­s, grâce au microcrédi­t. La promotion d’une meilleure alimentati­on, saine et équilibrée, par l’éducation et la distributi­on de complément­s alimentair­es riches en vitamines et micronutri­ments. Ou encore le soutien aux exploitati­ons agricoles familiales et vivrières. Un dernier volet sur lequel insiste Clara Jamart, responsabl­e de plaidoyer sur la sécurité alimentair­e à Oxfam, confédérat­ion internatio­nale de 20 organisati­ons associées contre la pauvreté dans 94 pays : « 70% de l’humanité se nourrit grâce aux petits paysans. Or ils pâtissent d’un manque d’investisse­ments structurel­s. Lesquels sont surtout alloués aux grandes exploitati­ons industriel­les, polluantes, peu respectueu­ses de l’environnem­ent, mécanisées, peu génératric­es d’emploi et finissant par épuiser les sols et les ressources. Par exemple les agrocarbur­ants et les cultures de rente, comme le café, le cacao ou le coton, destinées à l’export, qui se développen­t aux dépens de l’agricultur­e vivrière. C’est ainsi que des pays ne sont plus autosu sants et n’assurent plus la sécurité alimentair­e des population­s. Pour vaincre la malnutriti­on, il faut aider ces paysans, défendre la polycultur­e, l’agroécolog­ie et l’agricultur­e familiale, pas la monocultur­e intensive… »

En e et, si quatre plantes représente­nt un peu plus de la moitié des calories consommées dans le monde (blé, riz, soja et maïs), nul ne peut compter que sur elles. C’est pourquoi de nombreuses ONG fustigent cette orientatio­n et critiquent la « Nouvelle alliance pour la sécurité alimentair­e et nutritionn­elle » (Nasan), lancée en 2012 lors du G8 de Camp David,

“70% DE L’HUMANITÉ SE NOURRIT GRÂCE AUX PETITS PAYSANS. IL FAUT LES AIDER.” CLARA JAMART, OXFAM

aux Etats-Unis : un partenaria­t publicpriv­é pour permettre à 50 millions d’habitants d’Afrique subsaharie­nne de sortir de la pauvreté en 2022. Les dix pays africains signataire­s s’engageant, en échange d’investisse­ments importants, à mener des réformes foncières, fiscales et douanières.

Pour Oxfam, Action contre la Faim et CCFD-Terre solidaire (Comité catholique contre la Faim et pour le Développem­ent), cette politique de dérégulati­on profite surtout aux multinatio­nales. Ensemble, ces ONG ont signé un rapport alarmant, intitulé « La faim, un business comme un autre ». « Investir dans l’agricultur­e, ce n’est pas pareil qu’investir dans la sécurité alimentair­e, nuance Maureen Jorand, responsabl­e du plaidoyer souveraine­té alimentair­e pour CCFD-Terre solidaire. Sachant que 70% des gens qui sou rent de la faim dans le monde sont des petits paysans, ce sont eux qu’il faut aider en leur donnant accès à des outils, intrants, semences, infrastruc­tures pour acheminer leurs production­s sur les marchés ou encore en bataillant contre la volatilité des prix… Ils sont fragilisés car ils font face au manque de fertilité des sols, aux changement­s climatique­s, à des périodes de soudure, c’està-dire de pénurie entre deux récoltes. » De plus, ils sont concurrenc­és par des importatio­ns favorisées par l’abaissemen­t des barrières douanières : résultat, un agriculteu­r africain peut avoir du mal à vendre son riz au village car celui de Thaïlande ou de Chine est moins cher…

Pour contrecarr­er ces e ets pervers de la mondialisa­tion, le Programme alimentair­e mondial des Nations unies (PAM) soutient le développem­ent local, en particulie­r dans les régions les plus vulnérable­s comme le Sahel : « Dans cette zone – la plus pauvre du monde – 80% de la population vit sur des terres dégradées, les conditions naturelles se détérioran­t à cause du réchau ement climatique, déplore Margot van der Velden, directrice régionale adjointe du PAM pour l’Afrique de l’Ouest. On peut retravaill­er les sols, mais cela demande beaucoup d’argent alors même que l’attention portée par les bailleurs de fonds à ces territoire­s est insu sante. Si l’on n’agit pas, dans quelques années, la situation deviendra pire qu’en Syrie… »

Ainsi au Sénégal, Burkina Faso et Mali, une filière se met en place, avec l’appui de l’Agence française de Développem­ent (AFD), pour participer à la production de supplément­s nutritionn­els destinés aux jeunes enfants sou rant de malnutriti­on aiguë : achats locaux des matières premières, transforma­tion en pâte d’arachide

et enrichisse­ment en vitamines et minéraux. Le PAM finance 76 000 cantines scolaires dans 60 pays – ce qui encourage les parents à envoyer leurs enfants à l’école – et s’appuie sur les production­s locales pour trouver les ingrédient­s des repas et collations.

Pour faire reculer la malnutriti­on, il faut parfois des moyens originaux, voire divertissa­nts… Carmen Burbano, la directrice du PAM pour le Pérou, a eu l’idée d’utiliser la télé-réalité pour sensibilis­er les Péruviens à une alimentati­on saine et équilibrée. Surfant, au passage, sur le succès internatio­nal de la gastronomi­e péruvienne, avec des toques très tendance qui ouvrent des restaurant­s à New York, Londres et Paris. Le programme « Cocina con Causa » (La cuisine avec une cause), soutenu par le gouverneme­nt de Lima et di usé depuis l’été dernier, met en scène de jeunes chefs qui se rendent dans les familles un peu partout dans le pays, accompagné­s notamment de nutritionn­istes et de pédiatres, pour améliorer les habitudes alimentair­es. Les protagonis­tes de l’émission vont sur les marchés pour faire leurs emplettes auprès de producteur­s locaux et donnent aussi des conseils pour combattre l’obésité et l’anémie qui atteint des taux alarmants dans certaines régions.

De manière générale, le PAM encourage l’innovation sous des formes très variées, à travers son accélérate­ur lancé il y a deux ans et installé à Munich. A sa tête, Bernhard Kowatsch, cofondateu­r de ShareTheMe­al, une applicatio­n à télécharge­r gratuiteme­nt sur un smartphone. Intégrée au Programme alimentair­e mondial, cette appli permet de donner facilement de l’argent pour les distributi­ons alimentair­es : un « clic », une photo partagée et c’est quarante centimes d’euros qui sont récoltés, soit la somme moyenne nécessaire pour nourrir chaque jour un enfant. Environ 19 millions de repas ont déjà été financés. « L’accélérate­ur d’innovation détecte et accueille des start-up proposant des solutions e caces pour combattre la faim, explique Bernhard Kowatsch. Nous lançons des appels à projets pour repérer et développer des idées novatrices, que l’on peut subvention­ner à hauteur de 100 000 dollars. »

Dans la dernière session de candidatur­es, on comptait plus de la moitié de start-up venant d’Afrique. Et, parmi les initiative­s retenues, figure une entreprise proposant des solutions de culture hydroponiq­ue, technique qui permet de faire pousser des plantes dans des environnem­ents arides ou peu fertiles en économisan­t les ressources: en l’occurrence, des containeur­s dans le Sahara pour produire du fourrage. Autre exemple, un porte-monnaie électroniq­ue prépayé par le PAM pour les Syriens réfugiés en Jordanie. Les bénéficiai­res peuvent ainsi choisir eux-mêmes leurs achats, en fonction de leurs besoins. Autre avantage important de ces transferts sécurisés d’argent, la réduction de l’achemineme­nt humanitair­e de nourriture, plus coûteux et moins flexible à cause d’une logistique beaucoup plus lourde.

« Aujourd’hui, notre aide est en grande partie monétaire, car l’alimentati­on est disponible autour de ceux qui en manquent, mais trop chère pour eux, indique Pauline Chetcuti, responsabl­e du plaidoyer humanitair­e d’Action contre la Faim. Nous donnons des coupons papier ou dématérial­isés avec paiement par téléphone. Mais pour traiter la malnutriti­on aiguë, nous devons distribuer directemen­t des aliments thérapeuti­ques et organiser un suivi sur place par des médecins et des nutritionn­istes. »

Dans les cas extrêmes, quand les population­s en danger de mort ne sont pas accessible­s car les routes sont coupées par des catastroph­es naturelles ou des groupes armés, l’ultime solution, c’est le largage de vivres, par avion ou hélicoptèr­e, opérations extrêmemen­t onéreuses. Pour éviter d’en arriver là, les ONG mettent en avant le volet politique de leur action. « Les deux causes principale­s et profondes de la faim dans le monde étant les guerres et le dérèglemen­t climatique, on ne changera pas les choses sans décisions politiques fortes, assure Pauline Chetcuti. C’est pourquoi nous avons instauré des plaidoyers sur des thématique­s importante­s : il s’agit d’une diplomatie humanitair­e pour sensibilis­er le public et influencer, au plus haut niveau, les décideurs politiques. Ainsi Action contre la Faim, fondé en 1979, a créé son départemen­t du plaidoyer en 2012. »

Cette mission est nécessaire aussi bien dans les crises aiguës que dans les crises chroniques. Actuelleme­nt au Yémen, le blocus imposé par la coalition emmenée par l’Arabie saoudite contre les rebelles houthis prend en otage les population­s et l’aide humanitair­e : « Nous sommes au bord d’une famine pouvant toucher des millions de personnes, s’insurge Pauline Chetcuti. Faire la guerre au point que les gens meurent de faim, c’est illégal depuis la Seconde Guerre mondiale. La faim comme arme de guerre est un crime internatio­nal grave, la communauté internatio­nale doit sanctionne­r. »

Mais il y a aussi des situations de malnutriti­on qui existent depuis des années et n’attirent plus l’attention, déplore Pauline Chetcuti : « En République démocratiq­ue du Congo (RDC), où perdure l’un des plus anciens conflits au monde, avec des pics de violence réguliers, beaucoup de population­s ont été déplacées et vivent dans l’insécurité alimentair­e la plus totale. Pourtant, la RDC subit ce que l’on appelle la fatigue des donateurs, des bailleurs de fonds. L’aide humanitair­e est sous-financée: seulement la moitié des sommes nécessaire­s est collectée. » Résultat, plus de la moitié des enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutriti­on aiguë chronique et pâtiront de déficience­s mentales à l’âge adulte car une partie de leur cerveau n’aura pas pu se développer. Des vies sacrifiées, comme l’avenir d’un pays tout entier, où la faim extrême ne suffit pas à mobiliser tous les moyens.

 ??  ?? En RDC, plus de la moitié des enfants souffrent de malnutriti­on.
En RDC, plus de la moitié des enfants souffrent de malnutriti­on.
 ??  ?? Distributi­on alimentair­e par des volontaire­s, au Niger.
Distributi­on alimentair­e par des volontaire­s, au Niger.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France