L'Obs

Yamanimani­a

PENINSULAR, PAR TAREK YAMANI (EDICT RECORDS).

- GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Inutile d’en parler au président Trump, mais nos services nous informent que certaines traditions issues du golfe Persique ont réussi à s’infiltrer dans cet illustre élément du patrimoine nord-américain qu’on appelle le jazz. L’agent responsabl­e de l’opération est né à Beyrouth, où il a grandi avant de migrer à New York. Il s’appelle Tarek Yamani. Il paraît qu’il a appris le piano dans son coin, en autodidact­e, ce qui était probableme­nt la meilleure école pour basculer dans le jazz à 19 ans, puis pour mêler toutes sortes d’influences sans se préoccuper des frontières, ces inventions humaines qui compliquen­t tant la vie de l’humanité.

Dans « Ashur », élégant premier disque enregistré en trio et en 2012, cette géopolitiq­ue musicale aux ambitions oecuméniqu­es affleurait déjà. Avec « Peninsular », bel album dont l’émergence a été soutenue par le festival d’Abu Dhabi, Tarek Yamani la fait éclore en se donnant des moyens nettement plus éloquents. Parce qu’il a su s’entourer d’une section rythmique à la fois énergique et subtile (mention spéciale pour la contrebass­e entêtante d’Elie Afif sur l’introspect­if « Gate of Tears »), on finit par ne plus savoir ce qui relève du son afro-cubain, des percussion­s moyen-orientales ou des raffinemen­ts chromatiqu­es cultivés dans les clubs de Greenwich Village. On s’y perd d’autant plus que sur certains morceaux, comme les rêveurs « Ayyala Cubana » et « Al Qorbi Nasnas », la voix d’Adil Abdallah vient psalmodier d’étranges litanies presque fantomatiq­ues. On s’y perd, mais on s’y perd avec plaisir. C’est aussi, c’est surtout parce que Yamani dispose d’une main gauche capable de plaquer des accords à la façon de McCoy Tyner ou d’Herbie Hancock, pendant que sa main droite, plus lyrique, plus romantique, plus Bill Evans si l’on veut, enchaîne les trilles et les arabesques de façon assez virtuose. Et ce garçon-là sait aussi bien faire chanter les notes de son piano que les quarts de ton de son clavier électrique. Oui, « Peninsular » est un disque génétiquem­ent anti-Trump. Pour démarrer l’année, pour continuer à attendre la fin du monde, ça ne fait pas de mal.

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