NOTRE MAI 68
En 1968, notre hebdomadaire se rangeait du côté des manifestants et des grévistes. Et la contestation gagnait la rédaction
C’est un paquet d’immeubles de béton et d’acier, jetés comme des dés dans un grand terrain vague où 12 000 étudiants s’entassent dans des amphis surchargés. Lieu-dit : « La Folie ». La jeune université de Nanterre, en 1968, a encore les pieds dans la boue. On s’y agite depuis plusieurs mois pour contester le carcan dans lequel les étudiants sont maintenus, aussi rigide qu’un lit simple de résidence universitaire non mixte. La contestation porte aussi sur un projet de loi prévoyant l’instauration de la sélection à l’université (déjà), la guerre américaine au Vietnam, la répression policière des militants qui s’y opposent.
Le 22 mars, les étudiants de Nanterre sont réunis en assemblée générale pour entendre Xavier Langlade, trotskiste de 22 ans, arrêté deux jours plus tôt après la dégradation d’une vitrine de l’American Express, puis relâché. Il est venu avec son copain René Backmann, journaliste au « Nouvel Observateur ».
Le reporter de 24 ans porte les cheveux longs et n’a pas de mal à se mêler aux étudiants. Proche de la Jeunesse communiste révolutionnaire (dont Langlade fait partie) et petit copain d’une étudiante contestataire, il suit et chronique depuis plusieurs semaines les remous nanterrois dans les colonnes de l’hebdo. « Le monde de Mai-68, c’est le mien », résume-t-il cinquante ans plus tard. Lui qui voulait être reporter pour « être là où les choses se passent », est servi : lorsqu’une centaine d’étudiants, enragés autoproclamés, décident d’envahir le bâtiment administratif de l’université, le jeune Backmann est le seul journaliste à pouvoir les suivre.
Les voilà qui montent dans la tour et s’installent dans la salle du conseil, symbole de la toute-puissance des professeurs contestés. Il y a là des maoïstes, des anarchistes, des spontanéistes, des électrons libres et des dutschkistes (partisans du leader du mouvement étudiant allemand Rudi Dutschke) « dont le chef de file à Nanterre est Dany Cohn-Bendit, 22 ans, roux, trapu, brillant, remuant et très populaire », écrira Backmann dans « le Nouvel Observateur ». Ce soir-là, le journaliste fait l’équilibriste, prenant tantôt des notes, tantôt la parole. Au matin, le sol est jonché de canettes de bière mais le Mouvement du 22 Mars a réussi à se mettre d’accord sur un tract à éditer et sur l’organisation d’une semaine de mobilisation à l’université.
Alors Nanterre bouillonne et « le Nouvel Observateur », qui a 4 ans, 100 000 lecteurs et une assise solide chez les profs, les étudiants et l’intelligentsia de gauche, y prend ses quartiers. Le 3 avril, René Backmann raconte les débats organisés sur la pelouse de la
faculté. On y a causé capitalisme, enseignement, luttes ouvrières et étudiantes dans les pays de l’Est. Le benjamin de la rédaction considère ces débats et meetings comme « un tournant dans la lutte que mènent certains groupes contre l’université et la société en général ». Il a vu juste : le mouvement de contestation s’exporte vers la Sorbonne, dans le centre de Paris, et la grève est bientôt générale.
“DE GAULLE A DISPARU”
Si Backmann est partie prenante du mouvement dès son début, certains au « Nouvel Observateur » sont plus réservés. Jean Daniel, 47 ans, fondateur du journal, est d’abord sceptique. Les mandarins attaqués ? Di cile à admettre. Il l’écrira dans « l’Ere des ruptures », en 1979 : « Au moins dans un premier mouvement, et dans notre intime, nous nous sentons presque tous solidaires des maîtres contestés. » Les étudiants ? « Ils me paraissaient, dans leurs revendications, incroyablement candides », dit-il aujourd’hui.
Mais « le Nouvel Observateur » n’est pas n’importe quel journal, et il n’est pas fabriqué par n’importe quels journalistes. Jean Daniel résume : « On ne pouvait pas être journaliste à “l’Obs” sans être révolutionnaire. Pour y entrer, il fallait être plutôt intello, tenté par la philosophie et le militantisme politique et sentir une solidarité avec les ouvriers. » Aussi, chez ces « journalistes engagés », la curiosité et l’enthousiasme prennent le pas sur l’inquiétude. Une dizaine de rédacteurs sont mobilisés pour suivre la révolte étudiante et ouvrière. Les articles sont signés Yvon Le Vaillant, Katia Kaupp, Olivier Todd, Mariella Righini ou Claude Angeli. Ce dernier, ancien du Parti communiste et futur directeur de la rédaction du « Canard enchaîné », a alors 38 ans. Au journal, rue Royale, il partage un petit bureau avec René Backmann et François Caviglioli. Il l’occupera peu durant les événements. « On passait nos jours et nos nuits dehors, dans les manifs », dit-il. Jean Daniel se rendra aussi à la Sorbonne, mais plus tard, avec François Furet, historien spécialiste de la Révolution française et figure du journal, qui lui fera part de ses comparaisons avec les assemblées révolutionnaires. Lucien Rioux (1), qui signait alors dans « le Nouvel Observateur » des articles sur le syndicalisme et la chanson française, décrira la drôle de situation de ces témoins-participants : « S’arracher à une assemblée générale d’étudiants, à une réunion du comité d’action des journalistes ou à un débat entre ouvriers pour aller rédiger un papier réclame un e ort réel. […] Si le rôle de l’homme de presse est de témoigner, en ce moment précis il n’en a guère envie. Il veut communier avec ceux qui croient au bonheur immédiat, qui veulent “changer la vie”. »
Mais on changera la vie lorsque le journal sera sous presse. Les conférences de rédaction sont plus vivantes que jamais. On discute, on s’empoigne. Quelle doit être la perspective du mouvement ? Un pouvoir révolutionnaire confié aux étudiants ? Des partis traditionnels doivent-ils prendre la relève ? Jean Daniel dispense des lectures critiques d’entretiens publiés dans le journal. Dix conversations s’entremêlent. Voilà Olivier Todd qui rentre de manifestation avec une blessure de grenade lacrymo sur le front. Une réunion marquera Claude Angeli plus que les autres : « Le 29 mai, on discutait de tout et de rien. Claude Krief, sorti de la pièce depuis un moment, revient et lâche : “De Gaulle a disparu.” Silence de quelques secondes. La surprise. J’ai vraiment vu une rédaction baba. Cela montrait à quel point le régime tenait avec un homme. »
Il est aussi courant dans les couloirs de croiser le philosophe André Gorz, cofondateur du journal dans lequel il écrit sous le nom de Michel Bosquet. Il s’intéresse depuis des années à la question universitaire et s’enthousiasme pour le mouvement des étudiants. « C’est au niveau de l’enseignement que le capitalisme industriel va provoquer les révoltes qu’il cherche à éviter dans ses usines », prophétisait-il en 1965 dans « Stratégie ouvrière et capitalisme ».
“NOUS PARTAGEONS LE SORT COMMUN”
Alors que la contestation s’étend, même les plus modérés de la rédaction participent à la fresque. Tous partent en reportage : dans un amphithéâtre de Toulouse, une usine Renault de Rouen, sur une place de marché de la Sarthe, avec les cadres de Thomson à Bayeux et les ouvrières de Kréma à Montreuil. Les journalistes piochent des petites annonces dans la presse (« Pour la police, 2 500 postes, urgent »), décrivent les « techniques de manifestation », les conditions de détention à Beaujon, où sont emmenés les manifestants arrêtés par les CRS, et tentent de saisir les contours et les potentialités du mouvement. Un portrait de cinq pages est consacré au sociologue marxiste Herbert Marcuse, « l’idole des étudiants rebelles ». « La violence des étudiants n’est que la réponse à la violence institutionnalisée des forces de l’ordre », déclare le même Marcuse interviewé par Michel Bosquet.
Le vibrionnant Daniel Cohn-Bendit devient un habitué du
“S’ARRACHER À UNE ASSEMBLÉE GÉNÉRALE POUR ALLER RÉDIGER UN PAPIER RÉCLAME UN EFFORT RÉEL. ” LUCIEN RIOUX
« Nouvel Observateur ». Début mai, il est demandé à René Backmann, qui le fréquente depuis un moment sur le campus de Nanterre, de le faire venir au journal. Un entretien, une tribune, puis un grand débat avec Jean-Paul Sartre, figure tutélaire du journal, seront publiés. L’entretien, titré « L’imagination au pouvoir », deviendra historique (2). Le philosophe est conquis par la spontanéité du mouvement. Il flatte l’étudiant : « Quelque chose est sorti de vous, qui étonne, qui bouscule, qui renie tout ce qui a fait de notre société ce qu’elle est aujourd’hui. C’est ce que j’appellerais l’extension du champ des possibles. N’y renoncez pas. » Le numéro du 15 mai sera un « Spécial étudiants, la France face aux jeunes ». En couverture, un jeune homme bien mis, visage en sang, tenu par un CRS. Dans son édito, Jean Daniel reprend à son compte le slogan des manifestants, « Dix ans c’est trop ». Comprendre : Charles de Gaulle, dehors. Il prend fait et cause contre les bavures policières : « Les manifestants ont eu raison : pour ce qui est de la répression, le responsable, c’est le président de la Ve république. »
Le numéro spécial paraîtra avec vingt-quatre heures de retard pour cause de grève générale. Rebelote pour celui du 22 mai. Le positionnement du journal y est exprimé de façon limpide dans un encart : « Nous sommes en solidarité avec l’immense mouvement national de contestation, et notre sympathie active pour les travailleurs intellectuels et manuels en grève est telle que c’est avec sérénité que nous partageons le sort commun. »
Puis, « à un certain point, il se passe quelque chose d’incroyable, se souvient Claude Angeli. Alors qu’on nous disait que le pouvoir tenait bon, que ce n’était pas la révolution, c’est le vide : plus personne dans les ministères. On pouvait téléphoner pour un sujet et tomber directement sur un ministre. Tout foutait le camp. » Le 30 mai, lendemain du départ de De Gaulle pour Baden-Baden, Jean Daniel écrit : « Les événements se précipitent mais, en définitive, ils vont tous dans le même sens. Le pouvoir gaulliste n’existe plus. »
VENTE À LA CRIÉE
Il aura fallu être ingénieux pour que le journal continue de paraître durant cette période cruciale. Au plus fort de la contestation, la CGT du Livre n’assure plus que l’impression des quotidiens. C’est en Allemagne que « le Nouvel Observateur » devra être imprimé. On loue un avion à Guyancourt et une équipe décolle pour Cologne. Un second avion ramène les exemplaires. Quant à la di usion, elle est assurée par les journalistes : aidés de quelques étudiants, ils partent distribuer leur journal dans les rues de Paris, à la criée. « Il n’y avait plus de journaux nulle part, les gens se ruaient dessus. On l’a donné gratuitement à certaines personnes », se souvient Backmann.
En interne, une autre révolte couve. Des voix s’élèvent : « Dans les entreprises, les revendications portent sur le partage du pouvoir. Et chez nous ? » Le 25 mai, plusieurs des figures les plus politisées du journal (Angeli, Todd, Albert-Paul Lentin et Jean Moreau, patron de la documentation et syndicaliste) font savoir à Jean Daniel qu’il est temps de « réformer entièrement les institutions du journal » et de « donner tout le pouvoir à la base ». La troupe suggérera aussi que les éditos soient relus par l’ensemble de la rédaction. « Le Nouvel Observateur », journal autogéré ? Angeli : « Nous n’allions pas jusque-là, nous n’étions pas des rêveurs. Mais tout de même, nous étions de gauche. » Question de cohérence.
Révolutionnaire installé dans un fauteuil du comité de direction, mal à l’aise, André Gorz remet son mandat à la disposition de l’assemblée. Jean Daniel ne l’entend pas de cette oreille. Pour lui, « un journal ne peut pas être le fruit d’une collégialité constante », et il n’envisage pas que ses éditoriaux soient mis en relecture sur le bureau d’une « foule de censeurs » (3). Intervient alors Jean-Paul Sartre, qui demande à Jean Daniel au cours d’un entretien les raisons de son opposition. Le fondateur de « l’Obs » le met au défi d’appliquer les mêmes propositions dans sa revue, « les Temps modernes », qu’il gère en autocrate notoire. Refus sans surprise. Le débat est clos et les frondeurs devront compter sur d’autres soutiens. Finalement, « la majorité de l’équipe se rend compte qu’un gouvernement par assemblées générales est, dans un journal, impossible à mettre en oeuvre », analysera Lucien Rioux.
Alors que la perspective de l’autogestion s’éloigne, que les gaullistes défilent sur les Champs-Elysées, que la droite s’installe sur les bancs de l’Assemblée, « le Nouvel Observateur » reste mobilisé. Il fait les comptes : « L’autorité ne pourra plus jamais s’exercer comme avant », écrit Michel Bosquet dans un article sur « ce qui reste acquis ». Il faut désormais rendre compte des purges à l’ORTF, du « mécontement las » des grèves de fin d’année. Dans le dernier numéro de mai 1968, Jean Moreau, à qui l’on a confié la tâche de résumer les événements de l’année, écrira : « Tous les étudiants sont contre tous les pouvoirs. »
(1) « Le Nouvel Observateur des bons et des mauvais jours », Lucien Rioux, Hachette, 1982. (2) A lire sur le site de « l’Obs » : https://tinyurl.com/ybp5cp3z (3) « L’Ere des ruptures », Jean Daniel, Grasset, 1979.
“QUELQUE CHOSE EST SORTI DE VOUS […]. N’Y RENONCEZ PAS.” JEAN PAUL SARTRE