L'Obs

Le portrait Daniel Kretinsky : « Elle », c’est lui

A 42 ans, Daniel Kretinsky, cinquième fortune tchèque, est sur le point d’acquérir le grand hebdo féminin et une partie de la presse magazine française

- De notre envoyé spécial à Prague JEAN BAPTISTE NAUDET

Il flotte autour du très discret Daniel Kretinsky, l’ambitieux milliardai­re tchèque en passe de racheter « Marianne », « Elle », « Télé 7 Jours », etc., une odeur étrange et entêtante. Celle du mystère d’une ascension fulgurante, doublée d’une légende de self-made-man à la mode postcommun­iste. Bien sûr – et ce n’est pas étonnant lorsqu’on s’enrichit très vite en Europe de l’Est, surtout dans le domaine de l’énergie –, quelques e uves d’argent russe viennent aussi légèrement colorer l’énigme de la réussite de la cinquième fortune de la République tchèque. Rien de bien inquiétant cependant.

Originaire de Brno, la seconde ville du pays, capitale de la Moravie, à quelque 200 kilomètres au sud-est de Prague, Daniel Kretinsky est issu d’une très bonne famille. A 42 ans, après des succès éclatants, le modeste juriste se retrouve à la tête d’une fortune personnell­e estimée à près de 2 milliards d’euros sans que son nom ait jamais été mêlé au moindre scandale de cette corruption qui éclabousse parfois le monde des a aires praguois. Et s’il apparaît dans les « Panama Papers », ce n’est que pour une histoire assez dérisoire : l’achat d’un catamaran de 22 mètres à une société panaméenne.

E acé, presque austère, Daniel Kretinsky prend cependant goût à la gloire, aux danseuses et à la lumière au fur et à mesure que sa fortune croît. C’est sa mère, francophil­e, juge à la Cour constituti­onnelle, qui lui a transmis son amour de la France et du droit. Parlant couramment français, Kretinsky a même passé un semestre à étudier à la faculté de droit de Dijon. Depuis, il multiplie les séjours dans l’Hexagone. Aujourd’hui, l’homme d’a aires s’o re un nom en France en rachetant des médias en vue. En 2004, avec son partenaire principal, il avait déjà acquis le plus prestigieu­x club de football tchèque, l’AC Sparta Prague. Mais le milliardai­re tchèque a beau engloutir beaucoup d’argent pour acheter des joueurs à l’étranger ainsi qu’un entraîneur italien, le club accumule les échecs. Daniel Kretinsky le surdoué n’a pas le même génie pour le sport que pour le business.

A Brno, Jiri Gottweis se souvient encore avec émotion de ce jeune avocat qui a travaillé entre 1998 et 1999 dans son cabinet, juste après avoir obtenu son diplôme. « C’était un jeune homme brillant, le meilleur juriste que nous ayons jamais eu, estime Me Gottweis. Il saisissait très rapidement l’essence de tous les problèmes. Il était sympathiqu­e, gentil, et ne montrait jamais à quel point il était excellent. » Doué pour s’orienter dans le maquis des lois postcommun­istes, le juriste sait aussi très bien compter, un talent qu’il a peut-être hérité de son père, un universita­ire, professeur d’informatiq­ue. « Il flaire où se trouve l’argent », raconte un journalist­e économique. A Prague, même ceux qui ne l’aiment pas lui reconnaiss­ent une grande intelligen­ce, un talent inné pour le business et une capacité de travail hors norme. Jugé particuliè­rement rugueux en a aires, prompt à exploiter la moindre faille juridique, le jeune tycoon a cependant la réputation de toujours rester très correct.

En République tchèque, son entrée dans la presse, pour laquelle il se prend de passion, est un succès. Depuis 2013, son groupe Czech News Center (CNC) possède des journaux et magazines totalisant quelque 3,5 millions de lecteurs (pour 10,6 millions d’habitants). Auxquels s’ajoutent ses sites internet suivis par près de 7 millions de personnes. Kretinsky est également, à l’instar du groupe Lagardère avec lequel il s’apprête à s’associer, leader dans l’édition et la vente de livres. Tout en réfutant une réputation d’impitoyabl­e cost killer, le magnat se vante

d’avoir redressé les comptes de ses médias. En 2016, CNC est ainsi bénéficiai­re de 750 000 euros net pour 74 millions d’euros de chi re d’a aires. Encouragé par ces succès, Kretinsky était à la recherche d’acquisitio­ns dans la presse. Avant de s’intéresser à la France, le papivore a racheté à Lagardère, pour 73 millions d’euros, toutes les radios FM du milliardai­re français en République tchèque, en Pologne, en Slovaquie et en Roumanie. « C’est sans doute à cette occasion qu’est apparue l’opportunit­é d’acquérir aussi d’autres médias de Lagardère en France », estime un connaisseu­r du secteur. « Au départ, Daniel Kretinsky a acheté des médias pour pouvoir se défendre, comme une arme de dissuasion, face aux oligarques », explique Robert Casensky, dans les bureaux du magazine « Reporter ». Le journalist­e a fondé ce mensuel après avoir dû quitter la direction d’un des principaux journaux du pays racheté par un autre milliardai­re tchèque, plus controvers­é : Andrej Babis, actuel Premier ministre libéral et populiste, et propriétai­re des deux grands quotidiens du pays. Kretinsky, lui, n’instrument­alise pas ses médias à des fins politiques ou personnell­es. « Lors de nos études, nous n’avons pas relevé d’interventi­on de Daniel Kretinsky », souligne Alice Tejkalova, doyenne du départemen­t des médias de la faculté de sciences sociales à Prague. A une exception près : le quotidien sportif appartenan­t à Kretinsky a apporté un discret soutien au Sparta, le club de foot du magnat. « Mais il n’y a rien de politique », souligne l’universita­ire. « Même “Blesk”, son quotidien populaire tabloïd à fort tirage, n’a pas surfé sur la vague antimigran­ts », relève Robert Basch, le directeur de la Fondation Soros à Prague. Rares sont ceux qui estiment que Kretinsky ne se lance dans les médias que par « devoir civique », comme il le prétend. Le jeune milliardai­re tchèque, lui, semble plutôt vouloir associer son nom au sérieux et à la qualité. Il dit croire encore à la presse papier, sans toutefois avoir trouvé la solution pour enrayer son déclin face à l’inéluctabl­e mais peu rentable montée du numérique. « La presse reste avant tout pour lui le bouton rouge, l’arme nucléaire pour dissuader ou pour répliquer si on l’attaque », estime un journalist­e économique qui, comme beaucoup, souhaite rester anonyme. A Prague, Kretinsky fait un peu peur. Peu de gens acceptent de s’exprimer à son sujet, et encore moins pour le critiquer. « Mais il n’y a pas grand mal à en dire », assure un journalist­e qui a longuement enquêté sur le personnage. L’insatiable M. Kretinsky est avant tout un homme entreprena­nt. Au lieu de rejoindre tranquille­ment un gros cabinet d’avocats aux Etats-Unis, comme s’y attendait son premier employeur, il entre dans la société financière J & T, avec 800 euros de salaire mensuel. Et c’est lui qui a alors l’idée de se lancer dans l’énergie. Il crée un départemen­t d’investisse­ment spécialisé dans ce secteur dont il prend la tête et fait gagner beaucoup d’argent à J & T en rachetant des actifs de la société d’électricit­é publique tchèque. « Ce fut son premier et unique inceste avec l’Etat », estime un journalist­e spécialisé. En récompense, il devient un partenaire de J & T. Puis, avec le Slovaque Patrik Tkac et Petr Kellner, l’homme le plus riche du pays, il crée en 2009 EPH, devenue aujourd’hui la septième société énergétiqu­e d’Europe. EPH compte près de 25 000 employés dans 50 sociétés en Allemagne, en Italie, en Hongrie et en Slovaquie. En 2016, EPH a réalisé un bénéfice net de 800 millions d’euros pour 4,9 milliards d’euros de chi re d’a aires. Aujourd’hui, elle produit de l’électricit­é pour quelque 30 millions de ménages.

Après le crash financier de 2008, Daniel Kretinsky se lance dans des acquisitio­ns de centrales thermiques en Europe de l’Ouest (Allemagne, Grande-Bretagne, etc.). Asséchées par la crise, sous la pression écologiste, les sociétés occidental­es veulent se débarrasse­r, même à bas prix, de leurs vieilles centrales à charbon, trop polluantes. Kretinsky saute sur l’occasion. Il a fait le calcul : les délais fixés pour passer aux nouvelles énergies propres (solaires, éoliennes) ne seront jamais respectés, les centrales thermiques resteront donc encore indispensa­bles pendant dix, vingt, voire trente ans. « C’est un joueur d’échecs qui voit tous les coups en avance », estime un journalist­e économique.

Reste que toutes ces très bonnes opérations se font grâce à l’emprunt. Un analyste estime ainsi que cette « expansion agressive » s’appuie sur une « dette énorme », la comparant à « une chevauchée à dos de tigre », qui n’est pas sans rappeler, plus près de nous, celle du tycoon des télécoms Patrick Drahi. Selon une source bien informée, la dette d’EPH s’élèverait à plus de 6 milliards d’euros. Mais les bénéfices du groupe seraient, pour l’instant, largement su sants pour rembourser. Car le jeune milliardai­re a fait quelques a aires juteuses.

En 2013, Daniel Kretinsky a racheté pour 2,6 milliards d’euros – notamment à Gaz de France – 49% d’Eustream, le gazoduc venant d’Ukraine et desservant en or bleu russe la Slovaquie et le reste de l’Union européenne. Une a aire d’autant plus sûre qu’EPH s’appuie sur un contrat « take or pay » de fourniture de gaz qui court jusqu’en 2028. Kretinsky semble cependant préférer s’orienter vers l’Europe de l’Ouest. Il aurait même décliné une prise de participat­ion des Chinois, pourtant très courtisés par les milieux d’a aires de Prague. Mais il n’en est pas de même pour son mentor, Petr Kellner, qui a aidé Kretinsky à bâtir son empire. Le patron du groupe PPF a gagné beaucoup d’argent dans la finance et le crédit immobilier en Chine mais aussi en Russie. Kellner détient aussi près de 20% de Polymetal, le premier producteur d’argent et le quatrième d’or de Russie. Mais, en 2014, ce dernier a revendu ses 40% dans EPH. A Prague, on murmure que les deux hommes seraient en froid. D’une part, parce que Kellner est sorti du capital d’EPH et, d’autre part, parce qu’ils se sont retrouvés en concurrenc­e pour le rachat de la marque automobile Skoda. Par ailleurs, une a aire d’ordre privé les opposerait.

Si Petr Kellner regarde sans hésiter à l’Est à condition qu’il y ait une source de profit, Daniel Kretinsky est décrit à Prague comme « le moins russophile » des milliardai­res tchèques. « Il est totalement indépendan­t », assure même un expert du secteur énergétiqu­e. Tandis que le président tchèque Milos Zeman s’a che ouvertemen­t comme prorusse, ce que cherche Daniel Kretinsky en investissa­nt en France, c’est à être reconnu comme un important homme d’a aires. Mais avant tout un homme d’a aires européen.

“C’EST UN JOUEUR D’ÉCHECS QUI VOIT TOUS LES COUPS À L’AVANCE.” UN JOURNALIST­E ÉCONOMIQUE

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