Le grand oral Ara Aprikian, directeur des contenus de TF1
Homme fort et architecte du nouveau TF1, Ara Aprikian voit le petit écran comme un générateur de lien social, et s’inquiète de la montée en puissance de Netflix et des Gafa
Après des mois d’âpres négociations, votre chaîne a signé de nouveaux accords de distribution avec l’ensemble des opérateurs télécoms (Orange, SFR, Bouygues et Free). Qui sort vainqueur de ce bras de fer ?
Nous vivons une révolution technologique sans précédent. Elle touche à la fois l’univers de l’information et celui de l’entertainment. La concurrence est désormais mondiale. Pour l’affronter, nous devons nous repenser. Dès son arrivée à la présidence du groupe, en février 2016, Gilles Pélisson a donc engagé TF1 dans une importante transformation de son modèle éditorial et économique. Dans cette logique, il fallait, entre autres, « desserrer » notre dépendance à la publicité et trouver d’autres sources de revenus [la publicité représente les deux tiers des revenus du chiffre d’affaires de la chaîne estimé en 2017 à 2,12 milliards d’euros, NDLR]. La question de la rémunération de TF1 par les opérateurs s’inscrit dans cette stratégie. Après une bataille homérique menée par Régis Ravanas [directeur général adjoint diversification et développement, NDLR], et même si des discussions sont toujours en cours avec Canal+, nous sommes parvenus à un accord avec l’ensemble des acteurs du secteur. Cette lutte n’était pas gagnée d’avance, nous étions les petits face à des géants. C’est une excellente nouvelle pour tout le monde.
Vous décrivez TF1 comme un groupe désormais « en conquête ». Sous-entendez-vous que vos prédécesseurs ont manqué d’esprit d’initiative ?
Non, mais nous sommes effectivement dans une stratégie de conquête. Encore une fois, nous sommes obligés de nous adapter aux mutations technologiques. Nous l’avons fait sur le plan éditorial de manière extrêmement rapide : repositionnement de TMC, clarification des offres de TFX (ex-NT1) et de TF1 Séries Films (exHD1). Cette politique multichaîne nous permet aujourd’hui d’agréger les publics en nous adressant à différentes cibles. Les résultats sont là : TFX est en nette progression sur les 15/34 ans. Idem pour TF1 Séries Films sur les responsables des achats de moins de 50 ans [ex-ménagères de moins de 50 ans, NDLR]. En dehors du vaisseau amiral qui s’adresse à un large public et vise à créer du lien social, les autres chaînes du groupe ont désormais des cibles spécifiques. Nous continuerons dans cette voie.
Il y a une vingtaine d’années, TF1 vendait du « temps de cerveau humain disponible ». Aujourd’hui, vous insistez sur le rôle social de la chaîne…
La télévision est le dernier grand vecteur de lien social dans une société démocratique comme la France. Elle constitue un élément fort de cohésion nationale. Elle s’inscrit dans une logique de partage et de communion. Elle unifie les territoires, les communautés et les individus. En cela, elle est aux antipodes de ce que nous proposent aujourd’hui les Gafa qui, avec leur logique algorithmique, concourent à l’atomisation de la société, à l’individualisation, voire à une certaine forme de communautarisme. Nous revendiquons cette idée de générer du lien social. C’est pourquoi nous renforçons l’ADN de TF1 et désirons, avec Thierry Thuillier [directeur général adjoint en charge de l’information, NDLR], prendre le leadership sur le traitement des grands événements (enterrement de Johnny Hallyday, mariage du prince Harry et de Meghan Markle...). C’est aussi pour cela que nous nous redéployons sur le terrain du sport : Formule 1, Mondial de Football en 2018, Coupe du Monde de Rugby en 2019, etc.
Depuis votre arrivée en février 2016, l’audience a chuté de 21,4% à 20% de part de marché le mois dernier. Ce tassement est-il inéluctable ?
Je veux conserver ce socle autour de 20% et nous maintenir au-delà des 22% sur la cible des ménagères de moins de 50 ans, ce qui fait de TF1 la plus grande chaîne privée d’Europe. Aujourd’hui, l’enjeu stratégique est ailleurs : il s’agit de créer du différentiel avec notre concurrent privé M6. Depuis le début de l’année 2018, nous avons d’ailleurs très fortement creusé l’écart avec la Six sur les cibles commerciales. Deux mouvements structurels illustrent notre politique : le lancement du feuilleton quotidien « Demain nous appartient » (à 19h20) et la création de notre nouveau rendez-vous d’information « le 20h Le Mag » (à 20h35).
« TF1 est devenue comme Canal il y a dix ans, affirmait récemment votre PDG Gilles Pélisson devant des étudiants de HEC. Plus branchée et destinée aux gens qui s’intéressent à l’actualité. » Souscrivez-vous à son analyse ?
Nous souhaitons redynamiser tous les genres de la télévision généraliste. Avec « Quotidien », nous avons réussi à installer un talk-show. Nous en avons fait l’acte fondateur de la reconstruction de TMC. Avec Gilles Pélisson, nous partageons la même vision : la télévision doit être le lieu d’accueil de tous les talents. En deux saisons, nous avons réussi à recréer du désir chez les créateurs. C’est vrai dans la fiction : des personnalités de cinéma
sont désormais dans des fictions TF1. Vous le verrez à la rentrée avec la série « Insoupçonnable » portée par Emmanuelle Seigner et Melvil Poupaud, et celle de Jean-Jacques Annaud adaptée du roman de Joël Dicker « la Vérité sur l’affaire Harry Quebert ». C’est aussi vrai dans le registre de l’entertainment. Qu’Alain Chabat ait accepté de venir faire le « Burger Quiz » sur TMC (le mercredi, à 21h00) est, à mes yeux, une forme de cadeau du cinéma à la télévision. Notre volonté éditoriale est claire : être la maison des talents au service d’une culture populaire pour tous.
« The Voice », « Koh-Lanta », « Danse avec les stars »... Ces rendez-vous majeurs de TF1 s’essoufflent. Seront-ils tous à l’antenne la saison prochaine ?
Oui, pour une raison simple : avec « The Voice » et « Koh-Lanta », nous disposons des deux plus importantes franchises de flux de la télévision. Quant aux audiences, elles restent gigantesques. Certes, des observateurs s’amusent toujours à regarder le verre à moitié vide en prétendant que ces formats s’essoufflent. Je n’ai aucune inquiétude sur leur avenir. Même si, évidemment, ils demandent toujours à être retravaillés et redynamisés.
Netflix et ses 3,5 millions d’abonnés en France : est-ce une menace ou un futur partenaire ?
C’est l’une des questions centrales sur laquelle devront se pencher nos industries dans les années à venir. D’abord, il faut le reconnaître, Netflix est une formidable réussite portée par un visionnaire, Reed Hastings, qui a su bâtir une offre éditoriale séduisante. Néanmoins, cette entreprise américaine affiche à nos yeux une face plus obscure. Comment composer avec cet acteur qui montre publiquement sa volonté de « remplacer la télé d’ici à dix ans », selon ses propres termes ? Contrairement à ce que prétend Netflix, la télévision ne relève pas seulement de l’entertainment, son but n’est pas uniquement de divertir. Elle vise aussi à créer du lien, proposer de l’information, et joue un rôle majeur dans le financement d’un audiovisuel national. Ce qui est sans précédent dans notre secteur, c’est la volonté de domination de quelques plateformes mondiales de SVOD [service de vidéo à la demande, NDLR] qui voudraient préempter l’ensemble de l’imaginaire collectif mondial. Face à eux, l’audiovisuel français doit se transformer et être capable d’investir de manière significative dans les contenus. Le renforcement de la télévision, contributeur décisif de la création, devra être le principal enjeu de la future loi audiovisuelle.
Vous discutez avec M6, Orange et France Télévisions pour la mise en oeuvre d’un « Netflix à la française ». Où en sont les pourparlers ?
S’il y a une réponse, elle doit nécessairement être collective. Les esprits semblent mûrs si l’on en croit les déclarations des différents partenaires hexagonaux, et je m’en réjouis. L’audiovisuel français doit faire sa mue pour s’adapter à la révolution numérique et à celle des usages.
TF1 s’est montrée assez discrète sur le marché des animateurs la saison passée. Serez-vous plus actif dans les mois à venir ?
Je voudrais d’abord rendre hommage à Christian Jeanpierre qui a porté haut « TéléFoot » pendant plus de dix ans. Après la Coupe du Monde, il sera présenté par Grégoire Margotton. Mais pour revenir à votre question, c’est une obsession des journalistes. Certes, les incarnations sont importantes pour nos antennes. De nouvelles personnalités viennent d’ailleurs de nous rejoindre : Valérie Damidot, Iris Mittenaere... D’autres pourraient suivre. Mais nous n’avons pas de velléité d’animer le mercato pour le simple plaisir des gazettes.
Vous avez regretté sur France-Inter « le mépris pour la culture populaire en France ».
Celle-ci n’est jamais traitée pour ce qu’elle est : à savoir un facteur d’unification d’une population. En Italie, dans « l’Espresso », la critique télé a longtemps été tenue par Umberto Eco qui percevait dans cette culture populaire des signaux de la société. En France, jusqu’à l’émergence du phénomène des séries, cette culture était traitée comme un objet anecdotique, trivial et sans valeur. La télévision est rarement considérée comme un objet d’étude par les universitaires. Je le regrette car elle offre sans doute l’un des meilleurs points de vue pour comprendre un pays.
“COMMENT COMPOSER AVEC NETFLIX QUI MONTRE PUBLIQUEMENT SA VOLONTÉ DE ‘REMPLACER LA TÉLÉ D’ICI À DIX ANS’ ?”