L'Obs

Philosophi­e Pour tout changer, soyons immobiles

De manière provocante par les temps qui courent, le philosophe Jérôme Lèbre fait dans son bel essai l’“Eloge de l’immobilité”. Où l’on constate que ne pas bouger est une forme de résistance des plus radicales

- Propos recueillis par XAVIER DE LA PORTE

Faire l’éloge de l’immobilité sonne comme un pied de nez à l’idée très communémen­t admise – et véhiculée par un président qui veut nous mettre « en marche » – que l’immobilism­e est pire que tout. Est-ce votre idée de départ? La vie, c’est du mouvement. On a besoin de bouger. Moi le premier. Mais à force d’en appeler à la vitesse et au progrès technique pour enjoindre l’accélérati­on sociale, on introduit un biais idéologiqu­e. Qu’est-ce que le mouvement réel? Un déplacemen­t local : nous allons d’un point à un autre. Ce mouvement a beaucoup changé avec l’augmentati­on des vitesses de déplacemen­t. C’est un fait. Mais s’ajoute l’idée que la mobilité sociale est essentiell­e, qu’il faut être prêt à changer d’endroit et de poste, que la dynamique économique est une valeur absolue

(profession de foi du macronisme qui a surgi pendant que j’écrivais ce livre). Ce saut n’a rien d’évident. D’abord, il est faux que tout bouge. Certaines structures sociales et politiques restent fixes : les tendances monarchiqu­es de la France, par exemple. Ensuite, on se plaint depuis toujours qu’on n’a pas de temps. Dans « De la brièveté de la vie », Sénèque explique déjà que les « agités » regrettent en permanence que le temps passe trop vite, sans rien en faire. Au lieu de céder à la plainte du « tout va trop vite », ne vaut-il pas mieux voir ce qu’il reste de l’immobilité ? Est-ce qu’il n’y a pas quantité de mouvements – y compris des mouvements sociaux – qui donnent du sens à l’immobilité ?

Avant de s’immobilise­r, on pourrait commencer par ralentir. Ce que certains proposent aussi bien avec la nourriture – le « slow food » – qu’avec la pensée – le « slow thinking ».

En général, la solution d’un problème n’est pas dans l’inversion. Ou alors ce n’est qu’une réaction. Que signifie « ralentir » ? C’est quelle vitesse, la lenteur ? Manger en une heure, c’est rapide ou lent ? Je préfère la radicalité. Si on veut le ralentisse­ment, autant ralentir complèteme­nt, donc s’arrêter. Par ailleurs l’immobilité est plus intéressan­te car elle a quelque chose de commun avec la vitesse. On n’est jamais plus rapide que dans des véhicules où on est immobile : un avion, le TGV, une voiture. Nous nous déplaçons de manière beaucoup plus statique qu’auparavant. Dire « ne bougeons plus », ce n’est pas être idéaliste car cela relève de l’observatio­n très simple qu’il y a toujours plus de moments où on ne bouge pas. De plus en plus de métiers, par exemple, consistent à être assis devant un écran.

Les hommes et femmes politiques qui nous enjoignent d’être mobiles peuvent se montrer par ailleurs très conservate­urs. Comment comprendre ce paradoxe?

On s’en est rendu compte pendant le quinquenna­t de Nicolas Sarkozy, qui était très conservate­ur, grand partisan de l’ordre, mais qui a pris tout le monde de vitesse. L’opposition de gauche – le PS en particulie­r – s’est retrouvée à demander une forme de ralentisse­ment, position intenable pour un parti censément réformateu­r. La droite a eu tout le loisir de dire : « C’est nous qui avançons, vous êtes devenus les conservate­urs. » La notion d’immobilism­e, qui est devenue une quasiinsul­te politique, sert à dire : « Il faut avancer, et si vous ne voulez pas avancer avec moi, vous avez tort. » Hartmut Rosa expose très bien ce paradoxe dans « Accélérati­on. Une critique sociale du temps ». Normalemen­t l’Etat se « tient » là – c’est le sens étymologiq­ue du mot – pour freiner le mouvement social. Aujourd’hui il encourage la vitesse, mais sous la forme de la déréglemen­tation, donc en cédant une part de souveraine­té. Alors même qu’il reste très attaché à la notion de loi et d’ordre. Tout cela est très contradict­oire et perturbe jusqu’à l’idée qu’on se fait de l’Etat.

Quelle forme d’immobilité défendez-vous?

Je tiens à l’immobilité comme « station ». L’homme se définit par la station debout, et dans l’article consacré à ce mot, le Littré dit : « La position debout demande plus d’effort que la marche. » La mystique emploie aussi ce mot : les « stations » du Chemin de croix chez les chrétiens, ou celles du soufisme. Cette immobilité est un état qui mène au sens.

Pourquoi a-t-on l’impression que l’Occident en a oublié les vertus, alors qu’elles restent très présentes en Orient?

C’est particuliè­rement net au xviiie siècle, la culture occidental­e s’est construite en opposition à l’Orient. Chez Montesquie­u, qui écrit à la fois « l’Esprit des lois » et les « Lettres persanes », les pays occidentau­x sont ceux où il y a du mouvement : une monarchie qui fonctionne est une monarchie dynamique. Pour lui, cela va de pair avec la circulatio­n des biens et le capitalism­e, en opposition au despotisme oriental qui n’a pas bougé depuis des millénaire­s. On retrouve cela chez Hegel et

“OCCUPY WALL STREET, LES ‘INDIGNÉS’ OU NUIT DEBOUT : ON EST LÀ, ON S’Y TIENT, ET POUR UN TEMPS INDÉFINI.”

Marx : l’Orient serait le point de repère immobile de l’Histoire, une zone témoin du progrès que l’Occident a effectué. Avant cette césure, nous avions tout appris de l’Orient. Les philosophi­es antiques – à commencer par le stoïcisme platonicie­n – étaient des sagesses de la tenue, héritages de l’Orient. Même chose dans les religions, judaïsme, christiani­sme et islam, où la contemplat­ion tenait une place essentiell­e. Hannah Arendt explique dans « Condition de l’homme moderne » que la modernité, c’est la perte de la contemplat­ion. Les effets sont immenses et destructeu­rs. Néanmoins, comme l’a remarqué Günther Anders, il faut se prémunir de la fausse impression qu’on peut revenir en arrière. Plutôt que de verser dans la nostalgie, je préfère donc me demander ce qui reste dans nos cultures de ces attitudes anciennes. Or je les trouve dans des formes de résistance politique qui réactualis­ent le passé. Chez Gandhi et la politique de non-violence, il y a tout l’hindouisme. Chez Thoreau et la désobéissa­nce civile aux Etats-Unis, il y a tout le fond chrétien de la conscience de soi qui se donne le droit de s’opposer à la loi politique. Martin Luther King ajoute l’idée d’une formation à l’immobilité militante.

En quoi la formation est-elle importante?

La méditation est liée à une attitude corporelle. Les positions divergent beaucoup selon les cultures, mais une station engage toujours le corps et l’esprit. D’où la nécessité de former les gens. Rosa Parks, qui est restée assise dans une partie du bus qui lui était interdite parce qu’elle était noire, avait été formée. Elle savait exactement quoi dire et quoi faire pour se protéger elle-même mais aussi pour engager correcteme­nt une lutte juridique et politique. Cette tenue ne s’improvise pas. De même, l’homme qui se tenait debout sur la place Taksim lors des manifestat­ions en Turquie était un danseur. Savoir se tenir immobile est un apprentiss­age fondamenta­l de la danse.

Cela signifie-t-il que le sens est profondéme­nt différent selon qu’on manifeste en marchant ou qu’on se tient immobile, pour occuper une place ou bloquer un lieu?

Le sens est différent, mais il y a une complément­arité. Le propre d’une marche est d’aller d’un point à un autre. Pour peu qu’il y ait beaucoup de monde, on met deux heures avant d’avancer et à peine les derniers commencent-ils à marcher que les premiers arrivent. Au bout du compte, c’est proche d’une expérience de l’immobilisa­tion. La manifestat­ion est efficace parce qu’elle gêne la circulatio­n, mais tant qu’elle marche, elle est conforme à l’ordre. Tant que ça circule, on peut maîtriser la direction. Le problème est quand ça s’arrête. L’attitude des forces de l’ordre est alors ambiguë : d’un côté, elles veulent disperser la manifestat­ion, mais elles la coincent aussi. Il y a tout un jeu de mouvement entre le mobile et le statique, parfaiteme­nt illustré par le blocage, ce 1er-Mai, de la principale manifestat­ion syndicale parisienne sur le pont d’Austerlitz par les forces de l’ordre confrontée­s aux « Black Blocs ». Il semble que l’on n’ait pas le droit de marcher plus de 500 mètres dans cette « République en Marche ». Mais quand la manifestat­ion elle-même choisit l’immobilité, elle devient plus imprévisib­le. Même si ça n’était pas incompatib­le avec des marches, les mouvements de nonviolenc­e des années 1960 choisissai­ent souvent de ne pas bouger, de manière à rendre la durée indéfinie. Il y a plus d’indétermin­ation, donc plus de résistance, dans le fait de ne pas bouger. On retrouve cette idée dans les mouvements anticapita­listes comme Occupy Wall Street, les « indignés » ou Nuit Debout : on est là, on s’y tient, et pour un temps indéfini. Ce temps de suspension me semble plus efficace que la marche qui dure de 14 heures à 17 heures et aboutit à un comptage différent selon la préfecture et les syndicats.

Les racines profondes de cette immobilité participen­t-elles à son efficacité supérieure?

Oui, car elle réactive une longue histoire, même si un jeune de 20 ans qui se tient debout place de la République pour lutter contre le capitalism­e ne s’en rend pas compte. D’ailleurs, cette histoire est ce qu’il partage avec ceux qui sont contre la manifestat­ion ou la trouvent ridicule. Car la source du capitalism­e, c’est le protestant­isme. Or le protestant­isme a en son coeur

un immense débat consistant à savoir si la juste attitude sur Terre – pour complaire à Dieu – est la contemplat­ion ou l’action. Faut-il ne rien faire ou faut-il en faire le plus possible? Chaque manifestat­ion immobile – encore plus quand elle contraint les autres à la suspension de l’activité – rejoue ce débat.

Comment analysez-vous les grèves des cheminots et personnels de la SNCF qui ont pour effet secondaire d’empêcher les autres de bouger?

En interrompa­nt la mobilité, les grèves des transports l’interrogen­t en profondeur. Chacun est obligé de se demander pourquoi il est là, s’il pourrait être ailleurs, ce qui justifie qu’il soit là. Tout comme être gréviste relève d’un choix, l’usager qui décide quand même de prendre le train pour aller travailler fait un choix. Evidemment, cela crée une communauté conflictue­lle entre les bloqueurs et les bloqués, mais ça n’est pas grave parce que le sens passe. On reproche souvent aux mouvements d’immobilisa­tion de ne pas avoir d’objectifs précis. Mais il s’agit justement de remettre en cause de ce qu’on appelle habituelle­ment un objectif. Il s’agit de dire : « Il est temps qu’on se demande si on a raison de poser des objectifs à court terme, ou s’il ne faut pas interroger radicaleme­nt notre manière de vivre ensemble. »

Cela peut paraître très idéaliste…

Tant qu’il y a mouvement, il y a objectif. Et cet objectif ne sera jamais qu’un programme parmi d’autres programmes politiques. Tandis que choisir l’arrêt, c’est remettre en cause tout programme. Chez Gandhi, le but n’est pas tant que les Anglais s’en aillent, il est que soit possible une autre société où la colonisati­on elle-même n’existe pas. Chez Martin Luther King, le but n’était pas seulement que les Noirs aient des droits, mais que les droits de chacun soient intégralem­ent reconnus. Cette radicalité opère aussi dans le simple choix de montrer qu’on est là. Une sorte de radicalité de la présence, qui repart de notre existence, du fait qu’on est là pour un temps, qu’on est en vie, et qu’on a le droit de donner sens à cette vie. Ce n’est pas du tout idéaliste. Et il faut du temps pour répondre à cette question.

L’immobilité pose quand même des problèmes. Le premier, c’est qu’il s’agit aussi de la forme privilégié­e choisie par le pouvoir pour punir, à travers la prison notamment.

Etre contraint à l’immobilité est une peine, c’est évident. Mais cette immobilisa­tion contrainte n’est pas l’opposé exact de l’immobilisa­tion libre. Car toute station – même libre – exige une contrainte qu’on exerce sur soi. C’est pourquoi il y a des échanges entre la prison et la méditation. Le mot « cellule » est partagé par le vocabulair­e carcéral et religieux. Depuis saint Paul qui écrit ses épîtres dans les geôles, la prison se transforme en lieu de méditation. On l’oublie quand on parle de la « radicalisa­tion islamiste dans les prisons ». En considéran­t la prison sous un jour uniquement laïque – comme un lieu où le condamné va réfléchir à sa faute et s’amender vis-à-vis de la société –, on oublie que dans toute une tradition chrétienne et musulmane, la prison est aussi un lieu de méditation et de recueillem­ent, voire une épreuve nécessaire. C’est au moment où on ne peut plus bouger qu’on s’ouvre à Dieu. L’histoire de la radicalisa­tion islamiste en prison, c’est aussi l’histoire de notre culture de la prison.

Autre problème d’un éloge de l’immobilité, il pourrait passer pour une justificat­ion du chacun chez soi, contraire à tous les nomadismes et a fortiori aux migrations.

Tous ceux qui travaillen­t sur les migrations le disent : les migrants ne choisissen­t pas le mouvement. Ce sont des sédentaire­s qui, ne pouvant plus vivre chez eux, cherchent un autre lieu de sédentaris­ation. Le but est d’arriver quelque part. D’une certaine manière, le nomade est aussi un sédentaire. Comme Deleuze l’avait montré, les nomades sont globalemen­t immobiles parce qu’ils repassent toujours par les mêmes lieux. Le but n’est pas d’aller d’un point à un autre, il est de changer d’étape. Je ne fais donc pas l’éloge du chacun chez soi, bien plutôt celui de l’hospitalit­é invitant les autres à rester chez soi comme si c’était chez eux; celui de la « restance », de la résistance, ou du droit à l’existence. Les mots me précèdent dans cet éloge, car exister veut dire : se tenir là, y rester, dehors ou plutôt hors de soi, donc avec les autres.

 ??  ?? JÉRÔME LÈBRE enseigne la philosophi­e en classes préparatoi­res littéraire­s. Il vient de publier « Eloge de l’immobilité » aux Editions Desclée de Brouwer.
JÉRÔME LÈBRE enseigne la philosophi­e en classes préparatoi­res littéraire­s. Il vient de publier « Eloge de l’immobilité » aux Editions Desclée de Brouwer.
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