Pensée Giorgio Agamben, prophète de l’apocalypse moderne
Le philosophe italien est un des penseurs les plus importants d’aujourd’hui. Il était à la Sorbonne ce 4 mai, invité d’honneur des 150 ans de l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Vincent Delecroix nous en dresse le portrait intellectuel
D’abord Giorgio Agamben fut un saint, ou quelque chose comme cela : il fut Philippe, disciple du Christ, dans « l’Evangile selon saint Matthieu » (1964) de Pasolini. Cela pourrait faire naître une vocation, mais laquelle : celle du saint ou celle de l’acteur ? Une autre encore ? Malgré un si spectaculaire début, sa carrière d’acteur s’arrêta là, dommage, mais pas pour la philosophie. Sa carrière de saint également, sans doute, mais peut-être pas celle de disciple. En tout cas il eut des maîtres : Heidegger d’abord, dont il suivit les derniers séminaires au Thor, à côté d’Avignon, chez René Char, en tant que postdoctorant. Foucault, dont il reprit avec une inventivité et une fécondité remarquables la méthode archéologique et la catégorie fondamentale de biopouvoir et de biopolitique. Et, plus lointains, Aby Warburg et surtout Walter Benjamin, dont il demeure l’un des plus précieux commentateurs et, il faut bien le dire, son véritable continuateur aujourd’hui.
Mais si, après des études de droit, Giorgio Agamben a pu se mettre à l’école de ces géants, les termes de « maître » et de « disciple » sont pourtant malvenus concernant quelqu’un qui aura consacré une bonne partie de sa pensée à mettre en cause la puissance d’assujettissement qui traverse la tradition occidentale, à en faire l’archéologie minutieuse et la critique impitoyable. Dans l’héritage revendiqué de Foucault, sa philosophie déblaie et parcourt le socle fondamental de cette tradition – pensée de l’être, théologie, droit, pensée et pratiques politiques, langage – pour repérer ce qui a favorisé la construction de cette domination. Son horizon est politique, c’est celui d’une forme de vie au-delà du droit, soustraite à la puissance de l’Etat, regardant vers une « communauté à venir » libérée de la violence juridique et favorisée par une restitution de l’individu à lui-même. L’horizon constamment rappelé de cette émancipation, au croisement des aspirations messianiques et de la critique radicale de l’Etat, qui n’hésite pas non plus à côtoyer les traditions antilibérales de la droite ultraréactionnaire (Carl Schmitt), a fait d’Agamben une figure intellectuelle majeure de la gauche radicale italienne, liée, par-delà des différences importantes, à Alain Badiou, Slavoj Zizek, Jean-Luc Nancy et qui, en France, inspire par exemple les membres du « groupe de Tarnac », les réflexions de la revue « Tiqqun » ou encore la rhétorique du Comité invisible.
Pour dégager cet horizon, une archéologie minutieuse aura été nécessaire, la pratique intensive de la philologie et de l’érudition, l’exploration théologique, la recherche étymologique, pratiques inlassables dont le but, en remontant à des seuils ou des
tournants essentiels de la culture, est de désamorcer et de neutraliser en les dévoilant les catégories par lesquelles le sujet dominé a été construit, par lesquelles l’individu que nous sommes se trouve contraint d’être ce qu’il est. Deux fils, intrinsèquement tissés l’un à l’autre dans l’histoire occidentale, guident généralement cette enquête savante : la théologie et le droit. Le grand cycle « Homo sacer » construit ainsi la foisonnante généalogie critique de cette logique et retourne les appréciations courantes par lesquelles, en bons sujets de la servitude volontaire, nous valorisons ce qui en réalité nous diminue. Tout se renverse. Ainsi le droit, loin de nous protéger, exerce au contraire une violence radicale, en sorte que le sujet de droit est en réalité l’individu dépouillé et livré au pouvoir absolu. Et le sujet souverain n’est pas seulement le sujet universellement contrôlé : il est l’individu réduit, la victime désignée d’une inexorable liquidation. L’image flatteuse ou tout simplement « naturelle » de ce sujet souverain, volontaire, actif, si typiquement moderne et libéral, l’individu caractérisé par une identité, des propriétés, des capacités qu’il faut faire fructifier dans l’action, voilà justement ce qui doit être déconstruit. Pour cela il faut en exhiber le lourd secret par lequel il s’est construit : une théorie de la puissance qui, innervant la culture occidentale, a fait du sujet moderne à la fois le produit et le support de l’injonction à faire, à agir, à produire, à créer. Etre obligé de faire, « ne pas pouvoir ne pas faire », voilà le cauchemar.
Il faudrait pour contrer cette pente fatale, une force inverse qui neutraliserait la puissance-de-faire, une « activité » du sujet qui serait tout le contraire d’une activité, justement, à rebours de l’activisme contemporain. Une activité qui ne trouverait pas sa fin dans un produit ou une action, mais qui, au contraire de produire des oeuvres, « desoeuvrerait ». Une forme de résistance passive qui contaminerait l’exercice même de la force. Bref une puissance qui destituerait la puissance.
Cette « théorie de la puissance destituante », ainsi qu’Agamben désigne parfois sa pensée, cherche des lieux et des époques, des figures dans lesquelles ou par lesquelles se dénonce ou s’invertit cette logique occidentale de la puissance. Figures de l’enfant ou de l’amant, figure du scribe qui n’écrit pas, figure de l’ange, et même celle de Dieu, mais d’un Dieu à rebours du Dieu tout-puissant, créateur du Ciel et de la Terre. A chaque fois, il s’agit de faire émerger au sein des logiques de la puissance et du pouvoir, de la domination et de la réification de l’individu, une « puissance-de-ne-pas » (potenza-di-no) qui enraie ces processus, et fait de l’individu autre chose qu’un sujet de pouvoir ou un sujet assujetti au pouvoir.
Voyez Bartleby par exemple, l’anti-héros de la nouvelle de Melville qui « préférerait ne pas » faire ce qu’on lui demande de faire : sa réticence insurmontable, son opiniâtre passivité amortissent et finissent par anéantir toutes les velléités du commandement et les réquisitions. Cette puissance-de-non, qui désactive et suspend, c’est aussi celle que l’on retrouvera sous la forme du syntagme grec ōs mè (« comme non »), dans l’Epître aux Romains de saint Paul dont Agamben a livré un génial commentaire (« le Temps qui reste ») : dans le temps messianique qu’expérimente Paul en effet, toutes les distinctions de classe, de genre, de religion, toutes les identités et les propriétés sont neutralisées et suspendues, elles ne sont pas détruites mais elles ne comptent pour rien. Et c’est ainsi qu’Agamben a pu finir par retrouver la figure du saint, selon, du reste, une articulation très caractéristique entre inspiration religieuse, en particulier messianique, et radicalisme politique de gauche. Pas seulement celle de saint Paul mais celle de François d’Assise (« De la très haute pauvreté »), qui pousse à son extrémité le refus de la propriété, celle des choses comme celle des êtres, au profit d’une théorie révolutionnaire de l’usage libre. Forme de vie sans loi dont le secret est le retrait, l’abdication de toute souveraineté sur le monde, bienheureuse pauvreté du sujet regardant vers une « singularité quelconque » qui est tout le contraire de cette singularité obscène que revendique dans son aliénation l’individu moderne.
Pour dénicher ces figures et leur potentiel révolutionnaire, il faut procéder par le détail, la tradition inaperçue, le micrologique. L’unité presque systématique d’« Homo sacer » est de ce point de vue trompeuse : la philosophie d’Agamben, intotalisable, explore fragmentairement ces zones minuscules et vitales où les catégories de la pensée, avec leurs contours nets et leurs oppositions tranchées, passent l’une dans l’autre, le lieu où leur distinction s’est effectuée, celui aussi où la logique de mort de la modernité pourrait être défaite. Pour voir ainsi le détail et le fréquenter, il faut être ce genre de saint non homologué qu’était par exemple Walter Benjamin, génial chiffonnier de la modernité recueillant ce que celle-ci abandonne ou rejette, néglige ou honteusement dissimule. Toute une prose du monde dans lequel séjournent des étincelles de gloire et des artefacts en toc, tout un éparpillement qui commande une écriture souvent aphoristique, quelquefois opaque, fulgurante ou précieuse, qui lui vaut d’être reconnue en Italie et à l’étranger pour sa beauté littéraire. Elle est commandée par une singularité de pensée qui fuit le vague et le convenu, qui ne se perd jamais dans le général, même lorsqu’elle tire des conclusions radicales qui passent brusquement à l’universel, car ce qu’elle a en vue c’est justement l’accès au singulier et sa restitution au-delà du laminoir moderne.