L'Obs

Spécial Cannes Brizé/Lindon, deux hommes en colère

Après “la Loi du marché”, STÉPHANE BRIZÉ retrouve VINCENT LINDON pour “En guerre”, un film engagé qui raconte une GRÈVE dans une usine. “L’Obs” les a réunis. Interview politique

- Propos recueillis par FRANÇOIS FORESTIER Photos JEAN FRANÇOIS ROBERT

L ’un est en veste, l’autre en chemise. Vincent Lindon est rasé, Stéphane Brizé a une barbe de trois jours. Le premier est à vif, chaleureux, électrique, vulnérable. Le second est posé, attentif, avec une âme d’ange gardien, prêt à panser les plaies du monde. Ces deux-là se sont trouvés: déjà trois films ensemble. Celui-ci, « En guerre », le quatrième, est sélectionn­é au Festival de Cannes. L’histoire de cette grève dans une usine d’Agen, inspirée de la réalité, où s’entrechoqu­ent logique patronale et déterminat­ion ouvrière, est exemplaire : c’est, littéralem­ent, un film qui prend l’exacte températur­e politique d’aujourd’hui. Monde du travail, lutte des classes, capitalism­e : rarement la décomposit­ion du paysage social a été décrite avec autant d’acuité. Vincent Lindon et Stéphane Brizé s’en expliquent, avec un coeur gros comme ça.

La politique est au coeur du film. Êtes-vous des passionnés de politique?

Stéphane Brizé Au sens premier du terme, une vision du monde, oui. Réfléchir aux actions à l’oeuvre dans la société, c’est passionnan­t. Au sens second du terme, les petites phrases, les manoeuvres, les jeux, non. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment les mécanismes du monde agissent sur un individu, et comment un individu peut agir sur les mécanismes du monde. Vincent Lindon Je suis comme un chien d’attaque. Pour Stéphane, la politique, ça passe d’abord par la tête pour descendre au coeur. Pour moi, ça va au coeur pour monter ensuite dans la tête. Quand je sens quelque chose d’injuste, je réagis en impulsion. Je prends la défense de l’orphelin. S. B. Comme j’ai un scénario à écrire, la tête est aux commandes. On ne peut pas écrire cent pages juste en étant en colère… Ça fait des films sans nuances, qui sont des éructation­s, ou des tracts syndicaux. Ça ne m’intéresse pas. Mais une fois que j’arrive sur le plateau, scénario terminé, je redeviens l’être organique du départ, avec ses emportemen­ts, ses colères.

En quelque sorte, vous vous complétez. Vous avez élaboré le film ensemble?

V. L. Nous ne sommes pas seulement complément­aires, mais supplément­aires. Nous ne discutons jamais de théorie politique ni de psychologi­e du personnage. Tout passe par les détails : un geste, un mouvement, une petite indication. Si Stéphane venait m’expliquer les choses en long et en large, je pense que je répondrais : « Oui, oui », et j’irais à la régie pour demander une ambulance en disant : « Il ne va pas très bien. » S. B. Nous comprenons des choses très intellectu­elles, Vincent et moi, uniquement sur des détails organiques. Quand il est sur le plateau, je ne lui explique rien, je me contente de lui indiquer des positions, des emplacemen­ts. Nous ne sommes jamais dans l’analyse. Notre langage commun, c’est le regard. Le tournage est un moment incroyable­ment physique. On est sur le ring.

Tous les deux, dans le film, vous exprimez une grande colère sociale.

S. B. Évidemment. Mais cette colère n’a pas la même origine chez lui ou chez moi. Nous sommes deux personnes nées en colère, avec des histoires différente­s – nous ne sommes pas nés du même côté de la Seine –, mais cette colère se canalise à l’écran. Pour moi, cette colère s’exprimait dans le cadre de la famille : à Rennes, dans ma jeunesse, je ne pouvais que regarder par la fenêtre. Puis celle-ci s’est ouverte sur le monde. Et comme celui-ci est un formidable espace de dysfonctio­nnements, la colère s’est diffusée… V. L. Le monde se divise en deux, pour moi. Il y a des gens qui ont été aimés par leur mère et ceux qui n’ont pas été aimés par

“LES GENS ONT FERMÉ LEUR GUEULE PENDANT DES ANNÉES” Stéphane Brizé

leur mère. Ma colère part de là. La souffrance d’un bourgeois, d’un aristocrat­e, d’un prolétaire, est la même. Quand, à 7 ans, vous vous retrouvez dans les meilleures conditions du monde, et que, sur le téléphone, il y a un mot: « En cas de problème, je suis à PAS 37-21 », vous comprenez que l’idée, c’est: ne m’embêtez pas, les enfants. Cette souffrance-là n’a rien à voir avec la richesse. Dans une famille modeste, la maman dit: « Mets un pull, mets un cache-nez. » Moi, on ne m’a jamais dit ça. Jamais. Donc, avec Stéphane, nous nous sommes rencontrés avec des colères différente­s. Mais maintenant, nous avons une entente au-delà des mots. À 600 mètres, je sais ce qu’il pense. Il y a la rencontre de nos deux tempéramen­ts. On fait notre petit bazar, tous les deux.

« En guerre » capte avec acuité l’esprit du temps…

V. L. Après « la Loi du marché », Stéphane cherchait un sujet. Et c’était le moment où, sur toutes les chaînes de télévision, on voyait le DRH d’Air France se faire arracher sa chemise. Et Stéphane m’a dit: « Qu’est-ce qu’il faut faire aux gens pour qu’ils en arrivent là ? » S. B. C’est l’une des images les plus hallucinan­tes de ces dix dernières années. Elle est l’expression tragique de la colère des hommes. Et pourtant, n’importe quel spectateur est automatiqu­ement en empathie avec ce DRH qui est en train de se faire lyncher. La légitimité de la revendicat­ion est occultée par cette violence. Et, de façon très opportunis­te, cette scène a été récupérée par le pouvoir pour dire : « On ne peut pas discuter avec ces voyous. » Or, stigmatise­r la colère, c’est occulter la souffrance des gens. Moi, je suis là pour éclairer celle-ci. La colère est légitime, même si la violence ne l’est pas. Les gens ont fermé leur gueule pendant des années, avec des salaires modestes, et le moment est venu de s’exprimer.

Le cinéma politique, florissant dans les sixties, est devenu moins riche, ces temps-ci. Pourquoi, selon vous?

V. L. C’est une addition de couches de mille-feuilles. Les sujets de préoccupat­ion se sont multipliés, l’inquiétude a grandi: les films qui marchent sont généraleme­nt du pur divertisse­ment. La peur de perdre son travail a grandi. Les petits sont plus faibles, les grands de plus en plus costauds. On ose de moins en moins.

Comment se fait-il que vous osiez, vous?

V. L. Parce que je suis incroyable­ment libre. Je peux tout quitter en une demi-heure, comme les grands voyous. Il n’y a rien qui m’attache. Je ne suis propriétai­re de rien, je n’ai pas de gens à mon service, pas de motoculteu­r, pas de biens à retaper. Je l’ouvre quand je veux et où je veux.

S. B. La parole politique s’est dissipée dans la société. C’est la victoire des puissants, qui ont ironisé sur la lutte des classes, sur les revendicat­ions, sur les syndicats. Le discours politique est souvent parti de l’entreprise. Il y a eu une évaporatio­n de la réflexion politique. Et donc, le cinéma a subi le contrecoup. L’autre aspect, c’est le financemen­t des films : le fric est un message. La censure se met en place de façon insidieuse : on n’interdit pas, mais on ne finance pas. Comme dans n’importe quel bon polar, il faut se demander à qui profite le crime. Ma qualité, c’est d’être une éponge. Je suis en accord avec l’air du temps. Je chope quelque chose qui est en train de gronder.

La société française, donc, selon vous, gronde?

S. B. Il faudrait être sourd et aveugle pour l’ignorer. On est à un point d’incandesce­nce. V. L. Je sens la même chose. Mais pour la première fois de toute ma vie, il se passe quelque chose, pour moi. Sans cesse, j’entends le film me crier : « Vincent, ferme ta gueule, laisse-moi faire. »

“LA POLITIQUE, C’EST GÉNÉTIQUE, CHEZ MOI” Vincent Lindon

Mon personnage, Laurent Amedeo, me dit : « Tu n’as jamais mis les pieds dans une usine, hein ? Donc, ne dis rien. » Le film parle pour moi.

Il y a, dans le film, le sens de la révolte.

V. L. Curieuseme­nt, il y a quelque chose qui nous réunit, Stéphane et moi. Nous sommes révoltés quand on touche aux autres. Nous ne supportons pas l’injustice, ni la souffrance imposée aux autres. Surtout s’ils sont sans défense. S. B. Il y a là-dedans quelque chose d’idéaliste, voire naïf. Mais la question est : peut-on changer quelque chose ? V. L. Dans le discours de Camus lors du prix Nobel 1957, il y a un passage formidable : « Chaque génération se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » On ne peut sans doute pas changer les choses, mais si on peut retarder l’échéance, c’est déjà ça. C’est comme le sable qu’on passe d’une main à l’autre : à la fin, il n’en reste pas. Mais pourvu que ça dure le plus longtemps possible.

Le film a été tourné avec des non-profession­nels. Comment se passe la cohabitati­on avec des pros?

V. L. En ne s’imposant pas. En étant accepté. Si vous arrivez avec une grosse voiture, une équipe, une loge et des gardes du corps, ça n’est pas possible. La base, c’est d’arriver comme les autres, à la même heure, avec les mêmes vêtements et les mêmes obligation­s. En plus, il faut les aimer. Moi, j’adore les gens. Je me sens bien dans la rue, je me sens bien à la plage avec des milliers de types qui jouent au volley, je me sens bien à la terrasse d’un café. Les acteurs ont toujours besoin de vivre dans des citadelles, isolés. Pour moi, c’est la mort.

Avez-vous eu, l’un et l’autre, une activité politique?

S. B. Je ne suis porte-parole d’aucun syndicat, d’aucun parti. Mon père, facteur à Rennes, était un homme qui rendait service à tout le monde: il taillait la haie de Mme Bouzut, faisait les courses du vieux Gaston. Pour autant, le discours politique n’a jamais eu de place à la maison. Il votait à gauche, mais c’est tout. Il m’a laissé du coeur, mais pas de valeurs politiques. J’ai toujours eu la certitude que la légitimité de mes prises de positions viendrait du cinéma, pas du militantis­me. Quand on m’a demandé, plus tard, de prendre la parole dans un contexte militant, j’ai dit que je pouvais écrire des textes pour tirer sur une ambulance, pour tirer sur François Hollande, mais je ne me sens pas, au fond, cette légitimité-là. V. L. Alors que moi, j’ai été élevé politiquem­ent dès mon enfance : mon grand-père, Raymond Lindon, magistrat, s’est déchaîné contre les collabos à la Libération. Mon oncle, Jérôme Lindon, a dirigé les Éditions de Minuit. Mon père, que j’ai adoré, a été directeur général d’une grande marque automobile, et son meilleur ami était Paulo, le mécano du quatrième sous-sol. La politique, c’est génétique, chez moi. S. B. J’ai posé une question à mon père, une seule : « Aimes-tu ton travail ? » Il m’a répondu : « Je ne me pose pas la question. Je me lève à 5 heures pour vous faire bouffer. » Il y a de la noblesse là-dedans. Mais aussi une forme de résignatio­n. Mon père a courbé l’échine. Je porte un monde qui a fermé sa gueule. Quand on a abordé un sujet politique, mon père m’a dit : « Stéphane, ça, c’est pas pour nous. » Ça m’a attaqué les nerfs.

Pourquoi choisir la fiction et non le documentai­re?

S. B. Parce que l’informatio­n est aujourd’hui hyper fragmentée, constante. La fiction permet d’agglomérer ces morceaux d’informatio­n, de donner une vue plus objective. C’est toute la force du cinéma.

Le titre « En guerre » reflète-t-il l’état des forces sociales aujourd’hui?

S. B. C’est ainsi que je ressens les choses. Mais ce titre faisait peur : aucune usine ne voulait nous accueillir. Finalement, nous avons utilisé un faux titre, « Un autre monde », pendant le tournage, et nous avons pu planter les caméras à Fumel, en Lot-et-Garonne. V. L. Ce « En », dans le titre, dit tout. Il désigne un mouvement. Et ce terme ne recouvre pas seulement la France, mais le monde entier. Nous sommes en guerre contre les réseaux, contre la pauvreté, contre la pollution, contre la précarité… Nous sommes dans l’universel. S. B. L’usine du film, c’est une goutte d’eau… V. L. … et le sujet, c’est l’océan.

“JE NE SUIS PORTEPAROL­E D’AUCUN SYNDICAT, D’AUCUN PARTI.” Stéphane Brizé

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BIO VINCENT LINDON, né en 1959, a plus de soixante films au compteur.
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Vincent Lindon dans « En guerre », un film sur le monde du travail et le capitalism­e.

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