Blockbuster La galère des étoiles
Réalisateurs virés, casting hasardeux : présenté HORS COMPÉTITION à Cannes, le nouveau “STAR WARS” joue son va-tout sur la Croisette après un tournage CALAMITEUX
SOLO. A STAR WARS STORY, par Ron Howard, hors compétition et en salles le 23 mai.
Le London, à Los Angeles, est un palace qui donne sur Sunset Boulevard, les brumeuses Hollywood Hills, les palmiers tordus et les maisons d’architecte à flanc de colline. A la fin du mois de mars, Disney y organise une journée d’interviews pour la sortie de « Solo », dixième épisode de « la Guerre des étoiles ». Une trentaine de reporters étrangers ont été conviés. C’est un junket, ce qui signifie que les acteurs sont enfermés dans des suites et voient défiler les journalistes, à raison d’un toutes les dix minutes. Dans la pressroom où, après avoir émargé sur une feuille de présence, on attend d’être appelé, près d’un buffet efflorescent qui sert des saucisses de tofu et des grosses fraises au goût de tofu, un confrère soupire. « Je dois interviewer le gars qui joue Chewbacca. Qu’est-ce que tu veux demander au gars qui joue Chewbacca ? “Comment vous avez appris à faire le cri de Chewbacca ?” Qu’est-ce qu’on en a à foutre, franchement. » Une heure plus tard, on est avec lui face à Joonas Suotamo, le basketteur finlandais de 2 mètres qui interprète Chewbacca, et on le voit demander, l’oeil brillant, comme s’il s’était posé la question toute sa vie : « Comment avez-vous appris à faire le cri de Chewbacca ? » Suotamo répond : « Je me suis entraîné. »
L’ambiance est étrange. Entre deux interviews cérémonieuses, quand les attachés de presse ne sont pas là, les journalistes persiflent. Les derniers épisodes sont mauvais, disent-ils, et tout ça n’est plus qu’une machine à fric. Le protocole exige qu’ils traitent la saga comme un mythe, et ils s’y plient. Ils posent des questions de fans. Mais le coeur n’y est plus. La légende de « Star Wars » s’est faite dans les années 1980 et 1990 parce qu’aucun film ne sortait et que tout le monde attendait la suite de la première trilogie. C’était une dévotion créée par l’absence et l’attente. Or, depuis 2015, Lucasfilm, racheté par Disney en 2012 pour 4 milliards de dollars, en sort un par an, au risque de lasser. « Le Dernier Jedi », en décembre, a déçu. Les ventes de jouets chutent. Les vieux fans sont hostiles. Les jeunes, pour qui Marvel est la cosmogonie de référence, n’en parlent plus comme les juifs parlent du Talmud de Babylone. La mythologie
« Star Wars » est devenue une liturgie vide, un culte zombie, artificiellement entretenu, et ce palace est la chambre d’hôpital où l’industrie s’acharne à le faire vivre encore un peu.
CINÉMA DE SAPAJOU
Le tournage de « Solo » a commencé à Londres en février 2017. Kathleen Kennedy, la présidente de Lucasfilm, avait toutes les raisons d’être optimiste. Le scénario raconte la jeunesse de Han Solo, le James Dean de la galaxie, pirate-loubard (interprété dans la première trilogie par Harrison Ford), qu’un sondage récent a consacré troisième personnage le plus aimé de l’histoire du cinéma, après Indiana Jones et James Bond. Les adolescents étant insensibles à l’emphase néobiblique de la vieille saga, Kennedy voulait les amadouer avec un western spatial au ton voyou qui irait sur les brisées des comédies d’action à la Marvel. « Star Wars » allait reprendre la main, en abattant l’atout charme de son catalogue.
Kennedy a embauché les réalisateurs Phil Lord et Christopher Miller, deux quadragénaires aimés des teens, célèbres pour leur cinéma relâché dérivé des comédies de Judd Apatow et leur tendance à laisser les acteurs improviser. Ils préparent peu leurs scènes. Ils multiplient les prises. Ils terminent avec des rushes obèses et répétitifs. Le film ne prend forme qu’en salle de montage.
Après visionnage des premiers rushes, horrifiée par ce cinéma de sapajou, Kennedy a exigé une mise en scène plus académique. Semaine après semaine, et malgré les réunions orageuses, Lord et Miller, irrités de n’avoir aucune « liberté créative », s’obstinaient. Or on ne froisse pas Kathleen Kennedy, femme puissante à la mâchoire d’alligator et aux yeux bleu fluo qui, selon un de ses collaborateurs, « aurait pu diriger une banque, ou l’ONU, ou devenir présidente si elle l’avait voulu ». En 1989, à 36 ans, elle s’est essayée au lancer de javelot. Quelques mois plus tard, elle gagnait les championnats nationaux. Ancienne secrétaire de Steven Spielberg, elle a produit les quatre Indiana Jones, « Jurassic Park », « la Liste de Schindler », « Qui veut la peau de Roger Rabbit ? », « Gremlins », « Retour vers le futur », « le Sixième Sens », la série des « Jason Bourne ». Sa filmographie a rapporté 15 milliards de dollars – le PIB du Botswana.
Quand George Lucas lui propose, en 2012, de diriger Lucasfilm, la franchise va mal. La « prélogie » sortie entre 1999 et 2005, retour tant attendu, a été universellement vomie. Lucas est atteint. Il se sent dépassé. Ses employés, qui l’adorent comme on aime un grand-père à la santé fragile, ne font plus rien. « Pendant longtemps, le principe, ici, c’était d’attendre de voir ce que George voulait faire », a dit Kennedy à « Vanity Fair ». Son arrivée marque un tournant : Lucasfilm va se remettre au travail. Son idée est d’intensifier la production et de confier les films à des cinéastes au style marqué, pour marketer les « Star Wars » comme des blockbusters d’auteurs.
Cette politique, qui avait déjà provoqué des tensions sur « Rogue One », a trouvé sa limite avec Lord et Miller. « Star Wars » est une vieille institution qu’on ne brusque pas sans fâcher les grands anciens. Le scénario de « Solo » est signé par Lawrence Kasdan, 69 ans, gardien du temple, auteur fétiche de Lucas depuis 1980. Kasdan est un homme irascible, aux manières de mogul. Quand il parle, il mâche ses mots comme s’il était trop important pour les prononcer en entier. Il tient en revanche à ce que ses dialogues soient respectés à la lettre près. Lorsqu’il a découvert que Lord et Miller demandaient aux acteurs de les ignorer, il a saigné du nez. Un connaisseur du dossier dit : « Quand vous êtes scénariste, producteur et une légende de l’univers “Star Wars”, c’est le genre de chose qui vous fait prendre l’avion. » Kasdan s’est aussitôt rendu à Londres pour leur hurler dessus.
Lucasfilm est entré en guerre contre son propre film. Selon un second rôle qui a témoigné anonymement dans la presse américaine, l’ambiance sur le plateau est devenue pesante. Lord et Miller, épuisés par leur conflit avec le studio, ne savaient plus ce qu’ils voulaient. On dit qu’ils pouvaient passer des heures dans le cockpit du Falcon, sans savoir où mener leur vaisseau, pendant que les équipes attendaient, et que certains jours ils ne commençaient à tourner que l’après-midi. Le 20 juin, Kathleen Kennedy a publié un communiqué : « Phil Lord et Christopher Miller sont des cinéastes talentueux qui ont rassemblé un casting et une équipe incroyables, mais il est devenu clair que nos visions artistiques étaient incompatibles, et nous avons décidé de nous séparer. Un nouveau réalisateur sera bientôt nommé. » “DISNEY SE PRÉPARE AU BIDE” L’acteur choisi pour jouer Han Solo se nomme Alden Ehrenreich. Il a la beauté un peu excessive d’une star des années 1950. Il a grandi à Pacific Palisades, l’enclave balnéaire opulente où vivait Johnny Hallyday. Chose rare pour un acteur hollywoodien, il lit. Plus rare encore, c’est un latiniste. Quand on s’assied face à lui, dans sa suite du London, il mange de la pastèque avec la concentration d’un tennisman qui avale une banane entre deux sets. Il vient de donner une dizaine d’interviews. On le sent fatigué, mais il nous est immédiatement sympathique. Apprenant qu’on est parisien, il se met à parler de Paris et du Musée d’Orsay. Comme notre entrevue est minutée par une attachée de presse assise dans un coin du salon, on abrège à regret cet agréable bavardage introductif et, un peu honteux, on embraie sur les questions désagréables qu’on a à lui poser.
Trouver le nouvel Han Solo est un enjeu industriel. Trois mille acteurs ont été vus pour le rôle selon Lord et Miller. Mille six cents selon Kennedy. Le choix d’Ehrenreich, qui avait été le premier à passer des essais, a immédiatement été hué par les fans. Ehrenreich n’a pas le charme tordu de Harrison Ford. C’est un protégé de Spielberg, qui l’a repéré lors d’une batmitsva lorsqu’il était adolescent. Beaucoup ont soupçonné Kennedy de l’avoir choisi sur ordre de son ancien patron. Ehrenreich dit ne pas sentir l’hostilité de la communauté. « Mais je m’interdis d’aller voir sur internet », dit-il. Il fait bien.
Il a été révélé dans « Ave Cesar », des frères Coen, où il interprétait un acteur de western débile incapable de bien dire son texte. Ironiquement, après quelques semaines sur « Solo », les gens de Lucasfilm ont trouvé qu’il était incapable de bien dire son texte. Sa performance a déplu au point qu’une coach a été embauchée à mi-parcours. Quand on aborde le sujet, Ehrenreich se ferme. Il marmonne que la présence d’un coach « est tout à fait ordinaire » et que celle-ci, Maggie Kiley, n’était pas là spécifiquement pour lui. Plusieurs témoins anonymes disent le contraire.
Le studio mise aujourd’hui sur Donald Glover, qui joue Lando Calrissian, l’aco- lyte funky de Han Solo, pour représenter le film. Sur la dernière affiche, Glover a été avancé au premier plan. Lors d’une table ronde avec lui et Ehrenreich, les journalistes n’avaient d’yeux que pour Glover et traitaient l’autre avec une indifférence polie qu’il feignait de ne pas remarquer. Ehrenreich comme Glover assurent que le tournage s’est formidablement déroulé : Lord et Miller ont fait un travail incroyable, et l’inusable Ron Howard, réalisateur de « Da Vinci Code », qui les a remplacés, a lui aussi a fait un travail incroyable. Howard sera crédité comme réalisateur. Certains disent qu’il a gardé ce que Lord et Miller avaient tourné, d’autres qu’il a refait la majeure partie du film. Tous reconnaissent qu’il a redonné de l’énergie à l’équipe et évité l’accident industriel.
Lucasfilm se retrouve avec un dossier compliqué sur les bras. Les fans attendent le film avec des battes de base-ball. Ils ne supporteront pas de voir leur héros revenir dans un navet. Tout le monde se souvient de l’ignoble « Indiana Jones 4 », qui a failli tuer la franchise. Dès décembre dernier, un insider anonyme disait à la presse que « Disney se prépare au bide ». Kennedy a stratégiquement placé « Solo » au Festival de Cannes, hors compétition, comme le veut la coutume pour les blockbusters. Le film n’a rien à y perdre, et tout à y gagner. S’il est mal accueilli, le public le saura à peine. S’il est applaudi, le Millenium Falcon pourrait bien redresser sa course.