L'Obs

IL FAUT BEAUCOUP AIMER LES RÊVES

- Par MARIE DARRIEUSSE­CQ Écrivain M.D.

Je me réveille souvent sur un rêve. Je ne sais pas si le rêve me réveille, ou si je me souviens du rêve parce que je me réveille. La psychanaly­se m’a sauvé la vie, mais je n’adhère pas trop à la théorie de Freud sur le rêve « gardien du sommeil », qui garantirai­t notre repos par les métamorpho­ses de son scénario. J’ai rêvé quatre fois de mon éditeur Paul Otchakovsk­y-Laurens depuis sa mort le 2 janvier. Et je me suis réveillée, toujours.

La première fois, c’était quelques nuits après sa mort. Nous avions rendez-vous dans un bar en haut de la rue de Seine, un quartier où dans la vie réelle nous n’avions pas nos habitudes, légèrement trop loin des bureaux. J’entre, il lève les yeux de la tablette où il lit les manuscrits, il me voit et il me sourit. C’est tout. Et c’est tellement lui. Je me réveille de joie. Ensuite, c’est la nuit désespérée. Peut-être le rêve sert-il alors à aider à croire. A croire à l’absence définitive.

Le deuxième rêve, c’est la nuit suivante. Je suis dans le bureau de Jean-Paul Hirsch, chez POL, il voudrait que je l’aide à choisir un texte pour les funéraille­s de Paul ( je sais donc, désormais, que Paul est mort ?). Il y a cinq textes possibles, je les lis. Pourquoi cinq, je ne sais pas. Paul se tient derrière moi, souriant et bienveilla­nt. C’est lui. C’est tellement lui. C’est tout.

Le troisième rêve est dérangeant. Paul et moi sommes dans une orgie ; une situation, comme le bar cité plus haut, qui n’était pas exactement dans nos habitudes. Ça se passe gentiment jusqu’à ce qu’un mouvement de foule nous mette en contact lui et moi : je me réveille avec un violent sentiment de transgress­ion et d’inceste. Il y a des cauchemars d’angoisse, celui-ci est un cauchemar d’embarras. Freud dirait, évidemment, que c’est un rêve de désir. Il me semble que c’est un rêve sur Paul et moi, simplement; sur la distance qui nous unissait.

Le quatrième rêve, c’était il y a une semaine. Je passe chez POL, Paul est là, dans son bureau, assis jambes croisées sur la chaise des visiteurs, à lire des manuscrits sur papier. Je ne l’ai jamais vu lire à son bureau mais toujours sur cette chaise à gauche. Bref, c’est Paul, c’est l’attitude de Paul, c’est lui, sa porte toujours ouverte. Je ne vais pas le déranger, je retournera­i le saluer après. Ce rêve a la force de vingtdeux ans de souvenirs en une seule image. Certains rêves sont des blocs de mémoire. Le souvenir y prend la puissance d’évocation vitale de nos rêves, le passé et le rêve se nouent en un présent bouleversa­nt, aussi existant que la vie éveillée.

Dans ces quatre rêves, Paul ne parle pas. Je n’ai pas encore réussi à revoir ses films, ni aucune vidéo. Une fois, sa voix à la radio, par surprise – une minute à l’écouter en apnée, puis j’ai arrêté. Comme on se réveille. Ce cisailleme­nt. Cette trahison des enregistre­ments, il est là mais il n’est pas là, ces émotions violentes que la mémoire des humains d’autrefois n’avait pas à… je ne sais pas comment dire, les humains d’avant les voix et les images enregistré­es n’avaient pas à faire avec sans. Des idées de romans me sont venues, oui, mais sans Paul. « Tiens, je vais en parler à Paul. » Non. Sans son avis, sans sa lecture, sans notre avenir, sans nos rendez-vous dans les bistros, sans la délicate distance toujours un peu embarrassé­e, timide des deux côtés, délicieuse, inchangée, fiable, qui existait comme notre lien le plus fort. Mon cauchemar parle d’elle, de cette intensité paradoxale. De cette légère distance, l’infiniment proche – non : le proche à l’infini. Toujours là.

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