L'Obs

“PARLER D’ANTISÉMITI­SME À PROPOS D’UN TEXTE ÉCRIT IL Y A PRÈS DE 2000 ANS ET QUI REND COMPTE DE L’ACTIVITÉ DE JÉSUS, QUI ÉTAIT JUIF, AVEC SES DISCIPLES, TOUS JUIFS, AU SEIN DE LA SOCIÉTÉ JUIVE DE SON TEMPS, N’A AUCUN SENS.”

- PIERRE ENCREVÉ linguiste et théologien protestant

tous les hommes. » Mais dans Jean, VIII, Jésus ne vise aucunement le peuple dont il faisait partie, seulement ses interlocut­eurs. Et Paul, qui écrit avant la rupture avec la synagogue, vise des groupes précis, pas un peuple dont il se réclame hautement… Y a-t-il des passages « antisémite­s » dans les Evangiles? Parler d’antisémiti­sme à propos d’un texte écrit il y a près de deux mille ans et qui rend compte de l’activité de Jésus, qui était juif, avec ses disciples, tous juifs, au sein de la société juive de son temps, n’a aucun sens. Mais il est clair que le Nouveau Testament a pu nourrir l’antijudaïs­me d’abord, l’antisémiti­sme chrétien ensuite. L’Evangile selon Jean, en particulie­r, a été instrument­alisé car, tout au long de son récit, Jean répète que « les juifs » ont voulu la mort de Jésus : « C’est pourquoi les juifs cherchaien­t d’autant plus à le tuer » (V, 18), « Les juifs cherchaien­t à le tuer » (VII, 1), « Pilate dit aux juifs : Voici votre roi. Mais ils s'écrièrent : Ote, ôte, crucifie-le ! » (XIX, 14-15), etc. Mais il faut lire cela dans le contexte. Pour Jean, ici, « les juifs » – en grec oï ioudaioï – ne désignent pas le peuple juif, mais ses responsabl­es religieux. Jean écrit après la rupture entre la synagogue et les chrétiens, d’où son côté clivant. La traduction d’“oï ioudaioï” a-t-elle évolué? Non, on traduit toujours correcteme­nt par « les juifs ». Traduire par « les Judéens » serait erroné : dans le grec d’alors, ioudaioï désigne les pratiquant­s de la religion juive où qu’ils se trouvent, dans la diaspora aussi bien qu’en Judée ou en Galilée. Mais les notes exégétique­s précisent, en renvoyant chaque cas au contexte d’énonciatio­n, que dans le Nouveau Testament « les juifs » ne désignent pas une race (le pseudo-concept de « race sémite » n’existait évidemment pas à l’époque), ni un peuple. Et quid de la violence qui s’exprime dans l’Ancien Testament? L’Ancien Testament est une littératur­e immense et admirable. Dans quelques passages, la violence peut atteindre des proportion­s choquantes, comme dans toutes les littératur­es antiques. Thomas Römer, du Collège de France, a publié deux livres importants sur le sujet : « Dieu obscur. Cruauté, sexe et violence dans l'Ancien Testament » et « Psaumes interdits. Du silence à la violence de Dieu ». Dans le livre de Josué, écrit des siècles après les événements qu’il est censé relater, la conquête de Canaan par Israël est terrible. A Jéricho, « ils prirent la ville, ils frappèrent d’anathème tout ce qui était dans la ville, hommes et femmes, enfants et vieillards, boeufs, moutons et ânes, ils les passèrent au fil de l’épée » (Josué, VI, 21). Il en ira de même pour toutes les villes suivantes. Dans le livre I de Samuel, Dieu exige de Saül que les habitants de la ville d’Amalec soient anéantis : « Tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrisson­s, boeufs et brebis, chameaux et ânes » (I Samuel, XV, 3). Certains textes non narratifs expriment aussi une violence terrifiant­e contre les ennemis, comme le Psaume CXXXVII, 8-9: « Fille de Babylone, promise au ravage, heureux qui te traitera comme tu nous as traités, Heureux qui saisira tes nourrisson­s pour les broyer sur le roc. » Où Osée, XIV, 1: « Samarie devra payer, car elle s’est révoltée contre son Dieu. Ils tomberont par l’épée, les nourrisson­s seront écrasés et les femmes enceintes éventrées. » Et, selon le Lévitique, Dieu exige de Moïse que les personnes coupables d'adultère (XX, 10) et les homosexuel­s (XX, 13), entre autres, soient lapidés. Que signifient tous ces passages? La Bible appelle-t-elle à la violence? Ecrite et réécrite par de multiples rédacteurs sur six ou sept siècles, la Bible n’a pas un sujet d’énonciatio­n unique! Il y a nombre de conception­s et de représenta­tions de Dieu, très différente­s, dans l’Ancien Testament, et même dans le Nouveau. La Bible est pleine de contradict­ions. Ces versets violents sont très rares, et, à côté d’eux, d’autres vont dans le sens opposé, vers l’accueil d’autrui et la fraternité. Lévitique, XIX, 34 ordonne : « Tu aimeras l’immigré comme toi-même. » Et Jésus ordonnera ce qui n’a jamais été ordonné dans aucune littératur­e avant lui : « Aimez vos ennemis », injonction que les chrétiens ont constammen­t oubliée. Malgré tout, ne faut-il pas s’inquiéter que de tels passages soient lus au pied de la lettre par les fondamenta­listes chrétiens? Même ceux pour qui la Bible est tout entière parole de Dieu ne lapident pas les personnes coupables d'adultère ou les homosexuel­s. Personne ne prétend qu’il faille suivre aujourd’hui les pratiques attribuées à Josué ou à Saül dans un contexte historique sans rapport avec le nôtre. En réalité, tout le monde relativise les textes qu’on dit inexacteme­nt « sacrés ». La Bible est une parole humaine dans laquelle peut s’entendre une révélation, mais il faut la lire en prenant conscience de la distance culturelle entre ses rédacteurs et nous. Ainsi, la pratique d’écraser les enfants des villes vaincues était courante au Moyen-Orient dans l’Antiquité. Et les épouvantab­les massacres dont se prévaut le livre de Josué n’ont jamais eu lieu : les archéologu­es israéliens ont démontré qu’il n’y a jamais eu de « conquête de la Terre promise », ni de ville nommée Amalec… Pour le chrétien d’aujourd’hui, quel est l’intérêt d’un texte qui doit sans cesse être remis dans son contexte? Le texte biblique n’est pas sacré mais il est pour le chrétien inséparabl­e de la révélation du Dieu de Jésus-Christ : il est l’unique chemin qui mène à lui. Luther disait en substance: « Je garde tout ce qui me parle de Jésus et je laisse tomber le reste. » « Laisser tomber » n’est pas une décision théologiqu­e solennelle, c’est un geste personnel, intime, qui relève de la foi.

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