“PARLER D’ANTISÉMITISME À PROPOS D’UN TEXTE ÉCRIT IL Y A PRÈS DE 2000 ANS ET QUI REND COMPTE DE L’ACTIVITÉ DE JÉSUS, QUI ÉTAIT JUIF, AVEC SES DISCIPLES, TOUS JUIFS, AU SEIN DE LA SOCIÉTÉ JUIVE DE SON TEMPS, N’A AUCUN SENS.”
tous les hommes. » Mais dans Jean, VIII, Jésus ne vise aucunement le peuple dont il faisait partie, seulement ses interlocuteurs. Et Paul, qui écrit avant la rupture avec la synagogue, vise des groupes précis, pas un peuple dont il se réclame hautement… Y a-t-il des passages « antisémites » dans les Evangiles? Parler d’antisémitisme à propos d’un texte écrit il y a près de deux mille ans et qui rend compte de l’activité de Jésus, qui était juif, avec ses disciples, tous juifs, au sein de la société juive de son temps, n’a aucun sens. Mais il est clair que le Nouveau Testament a pu nourrir l’antijudaïsme d’abord, l’antisémitisme chrétien ensuite. L’Evangile selon Jean, en particulier, a été instrumentalisé car, tout au long de son récit, Jean répète que « les juifs » ont voulu la mort de Jésus : « C’est pourquoi les juifs cherchaient d’autant plus à le tuer » (V, 18), « Les juifs cherchaient à le tuer » (VII, 1), « Pilate dit aux juifs : Voici votre roi. Mais ils s'écrièrent : Ote, ôte, crucifie-le ! » (XIX, 14-15), etc. Mais il faut lire cela dans le contexte. Pour Jean, ici, « les juifs » – en grec oï ioudaioï – ne désignent pas le peuple juif, mais ses responsables religieux. Jean écrit après la rupture entre la synagogue et les chrétiens, d’où son côté clivant. La traduction d’“oï ioudaioï” a-t-elle évolué? Non, on traduit toujours correctement par « les juifs ». Traduire par « les Judéens » serait erroné : dans le grec d’alors, ioudaioï désigne les pratiquants de la religion juive où qu’ils se trouvent, dans la diaspora aussi bien qu’en Judée ou en Galilée. Mais les notes exégétiques précisent, en renvoyant chaque cas au contexte d’énonciation, que dans le Nouveau Testament « les juifs » ne désignent pas une race (le pseudo-concept de « race sémite » n’existait évidemment pas à l’époque), ni un peuple. Et quid de la violence qui s’exprime dans l’Ancien Testament? L’Ancien Testament est une littérature immense et admirable. Dans quelques passages, la violence peut atteindre des proportions choquantes, comme dans toutes les littératures antiques. Thomas Römer, du Collège de France, a publié deux livres importants sur le sujet : « Dieu obscur. Cruauté, sexe et violence dans l'Ancien Testament » et « Psaumes interdits. Du silence à la violence de Dieu ». Dans le livre de Josué, écrit des siècles après les événements qu’il est censé relater, la conquête de Canaan par Israël est terrible. A Jéricho, « ils prirent la ville, ils frappèrent d’anathème tout ce qui était dans la ville, hommes et femmes, enfants et vieillards, boeufs, moutons et ânes, ils les passèrent au fil de l’épée » (Josué, VI, 21). Il en ira de même pour toutes les villes suivantes. Dans le livre I de Samuel, Dieu exige de Saül que les habitants de la ville d’Amalec soient anéantis : « Tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, boeufs et brebis, chameaux et ânes » (I Samuel, XV, 3). Certains textes non narratifs expriment aussi une violence terrifiante contre les ennemis, comme le Psaume CXXXVII, 8-9: « Fille de Babylone, promise au ravage, heureux qui te traitera comme tu nous as traités, Heureux qui saisira tes nourrissons pour les broyer sur le roc. » Où Osée, XIV, 1: « Samarie devra payer, car elle s’est révoltée contre son Dieu. Ils tomberont par l’épée, les nourrissons seront écrasés et les femmes enceintes éventrées. » Et, selon le Lévitique, Dieu exige de Moïse que les personnes coupables d'adultère (XX, 10) et les homosexuels (XX, 13), entre autres, soient lapidés. Que signifient tous ces passages? La Bible appelle-t-elle à la violence? Ecrite et réécrite par de multiples rédacteurs sur six ou sept siècles, la Bible n’a pas un sujet d’énonciation unique! Il y a nombre de conceptions et de représentations de Dieu, très différentes, dans l’Ancien Testament, et même dans le Nouveau. La Bible est pleine de contradictions. Ces versets violents sont très rares, et, à côté d’eux, d’autres vont dans le sens opposé, vers l’accueil d’autrui et la fraternité. Lévitique, XIX, 34 ordonne : « Tu aimeras l’immigré comme toi-même. » Et Jésus ordonnera ce qui n’a jamais été ordonné dans aucune littérature avant lui : « Aimez vos ennemis », injonction que les chrétiens ont constamment oubliée. Malgré tout, ne faut-il pas s’inquiéter que de tels passages soient lus au pied de la lettre par les fondamentalistes chrétiens? Même ceux pour qui la Bible est tout entière parole de Dieu ne lapident pas les personnes coupables d'adultère ou les homosexuels. Personne ne prétend qu’il faille suivre aujourd’hui les pratiques attribuées à Josué ou à Saül dans un contexte historique sans rapport avec le nôtre. En réalité, tout le monde relativise les textes qu’on dit inexactement « sacrés ». La Bible est une parole humaine dans laquelle peut s’entendre une révélation, mais il faut la lire en prenant conscience de la distance culturelle entre ses rédacteurs et nous. Ainsi, la pratique d’écraser les enfants des villes vaincues était courante au Moyen-Orient dans l’Antiquité. Et les épouvantables massacres dont se prévaut le livre de Josué n’ont jamais eu lieu : les archéologues israéliens ont démontré qu’il n’y a jamais eu de « conquête de la Terre promise », ni de ville nommée Amalec… Pour le chrétien d’aujourd’hui, quel est l’intérêt d’un texte qui doit sans cesse être remis dans son contexte? Le texte biblique n’est pas sacré mais il est pour le chrétien inséparable de la révélation du Dieu de Jésus-Christ : il est l’unique chemin qui mène à lui. Luther disait en substance: « Je garde tout ce qui me parle de Jésus et je laisse tomber le reste. » « Laisser tomber » n’est pas une décision théologique solennelle, c’est un geste personnel, intime, qui relève de la foi.