L'Obs

“NE MÉLANGEONS PAS TOUT !”

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Dans son texte, Zineb El Rhazoui développe un point de vue intéressan­t, mais son raisonneme­nt ne peut que mener à une impasse.

Elle laisse d’abord entendre qu’on ne parle jamais d’antisémiti­sme musulman, ce qui est faux. Depuis plusieurs années, il est commenté en France de façon intense, et fait l’objet de nombreux travaux et débats. Il faut se garder de donner prise à cette théorie du complot selon laquelle une élite d’« islamo-gauchistes » cacherait un phénomène tabou.

Personne ne cherche à dédouaner les textes, à nier qu’il existe des passages antisémite­s dans le Coran, ou que certains théologien­s tiennent des propos antisémite­s.

En revanche, établir une sorte de compétitio­n des textes sacrés n’a pas de sens. Lorsque Zineb El Rhazoui explique qu’il ne resterait rien du Coran si l’on devait expurger ses passages incompatib­les avec la République, c’est ce qu’elle fait. Elle nous dit, en gros, qu’il existe dans les textes sacrés musulmans une sorte de « gène » culturel antisémite. Elle n’ouvre pas une discussion, elle la ferme. L’argument est aussi absurde que si l’on disait qu’il faut écarter, par exemple, de l’Ancien Testament le passage à l’origine du monothéism­e, dans lequel Abraham va sacrifier son fils, sous prétexte qu’il incite à l’infanticid­e.

Le principal reproche que je fais au texte de Zineb, c’est que sa descriptio­n ne mène à rien. Si un “gène antisémite” est mis dans la tête des musulmans dès l’enfance, quelle solution s’offre? Aucune. Ou alors, tout éradiquer. Interdire l’islam.

Ce type de discours ne fait qu’encourager le couple infernal islamophob­ie/antisémiti­sme, au plus grand bénéfice des populistes identitair­es. Et il valide, par symétrie, celui des islamistes radicaux. Eux aussi dressent une équivalenc­e entre djihad et terrorisme, eux aussi affirment qu’il faut une interpréta­tion pure et dure des textes sacrés, eux aussi jugent que l’islam est incompatib­le avec la modernité occidental­e, eux aussi jugent que l’islam place l’homme au-dessus de la femme et que les textes justifient l’antisémiti­sme.

Je pense qu’il vaut mieux rechercher des solutions positives en posant d’abord un bon diagnostic. Zineb El Rhazoui a raison de dire qu’il n’est pas sain de nier les réalités. Mais cela doit s’appliquer à elle aussi. Il n’est pas sain de nier la complexité de la situation, qui est aussi une réalité. Qui peut nier qu’il existe des problèmes géopolitiq­ues complexes qui sont instrument­alisés? Des crispation­s identitair­es dans le monde occidental ? Un sentiment d’être dépassé par les migrations, par la globalisat­ion, qui nourrit des discours populistes et islamophob­es ?

Pour réfléchir et débattre dans de bonnes conditions, il est important de ne pas tout mélanger et de distinguer avec précision les différents problèmes. Le texte de Zineb démarre bien, il évoque un antisémiti­sme hérité d’une tradition culturelle, puis ça se dégrade : elle se met à tout mélanger.

Ce qui est le plus curieux, c’est qu’elle évoque un personnage qui, lui, ne mélange pas tout. Et dont elle pourrait suivre le modèle. Ce personnage, c’est ce professeur Fahmi Shanti, qui a fait l’université théologiqu­e d’Al-Azhar au Caire et qui apprend aux enfants que haïr les juifs est mal. Réfugié palestinie­n, il est très probableme­nt antisionis­te, mais il rejette clairement l’antisémiti­sme.

Pour combattre l’antisémiti­sme musulman, il faut d’abord établir un diagnostic très précis de ce qu’il est. On peut commencer par ce qu’il n’est pas : il n’a rien à voir avec l’antisémiti­sme des années 1930, qui était alors majoritair­ement répandu dans la population et qui était institutio­nnalisé. Il a des spécificit­és, liées à ce début de xxie siècle, qu’il faut analyser de façon libre. Il est lié en partie à une instrument­alisation des conflits du Moyen-Orient ; il fait système avec l’islamophob­ie – et dire cela n’est pas le justifier ! – dans un contexte de suspicion mutuelle.

Quand on se munit de cette grille de lecture, on se rend compte que la violence qui couve est le fruit d’un système vicieux. Des jeunes entrent dans cette espèce de matrice moyen-orientale, rêvent d’être des héros et l’antisémiti­sme fait partie de l’héroïsme qu’on leur propose. La seule question qui vaille, c’est : comment lutter contre cela ?

Cela ne se fera pas en attisant les peurs, les angoisses. Mais en cherchant des voies positives. On peut, par exemple, développer dans les écoles des programmes d’histoire (des religions, du racisme, de l’antisémiti­sme, de la colonisati­on…). Ou encore mettre en place une université de théologie islamique à Strasbourg (1), ce vieux projet sans cesse repoussé, qui permettrai­t de promouvoir un islam moderniste.

PROPOS RECUEILLIS PAR PASCAL RICHÉ

Par RAPHAËL LIOGIER Sociologue et philosophe, Raphaël Liogier est professeur des université­s à l’IEP d’Aix-en-Provence et au Collège internatio­nal de Philosophi­e de Paris. Il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels « le Mythe de l’islamisati­on » (Seuil) ou « La guerre des civilisati­ons n’aura pas lieu » (CNRS).

(1) Où le Concordat s'applique et où il existe déjà des facultés de théologie protestant­e et catholique.

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