La bataille du rat
L’été arrive. Dans la capitale, c’est le retour des apéros en terrasses, des touristes, des pique-niqueurs… et des rats. Le rongeur est chaque année plus visible. Pourtant, la mairie a ouvert les hostilités. Enquête
Vendredi 13 avril, 23h30. Cathédrale NotreDame de Paris. Assis sur un muret, Anna et Marcos picorent un kebab-frites. Le jeune couple brésilien profite de la douceur du soir. « Aaah! hurle Anna en se levant d’un bond. C’est dégoûtant! » Elle désigne d’un doigt tremblant l’objet du dégoût, qui trottine tranquillement. Gris, dodu, longue queue fine : un Rattus norvegicus, dit communément rat d’égout, ou encore surmulot. Une belle bête. Ou plutôt deux belles bêtes. Euh… à bien y regarder, ils sont en fait un certain nombre à filer
ainsi sur le parvis, le long des bosquets, sous les poubelles. « Il m’a frôlée! » Anna, horrifiée, reste debout, avalant ses frites mécaniquement. Impossible de retourner s’asseoir. « Des rats à Paris?! » s’étonne-t-elle. Oui, à Paris. Comme peut en attester n’importe quel habitant s’étant promené le soir dans ses rues, comme le montrent sporadiquement les vidéos grouillantes qui font le buzz sur internet. Avec le printemps, ses terrasses, ses touristes, ses pique-niqueurs et ses poubelles qui débordent, les rongeurs ressurgissent. Depuis quelques années, le phénomène s’amplifie. La polémique aussi. Pour la capitale, le rat est devenu l’objet d’une véritable bataille de terrain, aussi politique que symbolique.
« Depuis 2014, on relaie les plaintes des Parisiens. » Dans son bureau du très chic 7e arrondissement, Emmanuelle Dauvergne, conseillère de Paris (LR), fustige l’équipe d’Anne Hidalgo, la maire, qui « a laissé la situation empirer ». L’élue partage avec nous les e-mails qu’elle reçoit : « La situation est dramatique: ce matin, à la garderie du Champ-de-Mars, j’ai laissé mes trois enfants en train de jouer avec les rats! » se plaint l’un. « Cet été, des rats ont envahi notre immeuble! » s’écrie un autre. « Dorénavant, ce sont des hordes visibles du matin au soir aux yeux de tous, des enfants, des familles, des touristes […]. Les buissons sont infestés, la situation est vraiment catastrophique et les risques sanitaires sont énormes », proteste un troisième. Manifestement, la conseillère adhère personnellement à la cause: « Rien que de penser à ces… brrr… Je vais vous dire la vérité, je suis phobique, je ne supporte pas! » Elle s’en étrangle. C’est fou ce que le rat, plus que la souris, provoque comme détestation irrationnelle. En Chine, il est respecté, et fait partie du zodiaque. En Inde, un temple lui est consacré. Mais en Occident, « il a toujours été considéré comme un villégiateur des enfers », regrette Michel Dansel. L’écrivain (1) a créé il y a quarante ans une très décalée Académie internationale du Rat : « Ce qui m’intéressait, c’était le dégoût avec lequel nos contemporains l’envisageaient, les raisons profondes de la peur quasi pathologique à son égard, des raisons enkystées dans la religion et la tradition. » Le rat, dans notre mémoire collective, c’est l’animal par lequel arrive la mort, et plus précisément la peste, comme le rappelle dans un livre (2) la journaliste Zineb Dryef, phobique elle aussi. La dernière fois, à Paris, c’était en 1920. La maladie a beau avoir été portée par les puces des rats bruns (Rattus rattus) et non par celles de notre surmulot (Rattus norvegicus), qu’importe. L’amalgame est vite fait. Notre rat contemporain trimballe bien quelques saloperies comme la leptospirose ou la salmonelle, mais les cas de transmission – entre 600 et un millier par an pour la leptospirose – sont rarement graves. Mais qu’importe là encore. Sur internet, des histoires de morsures entretiennent le mythe. Un bébé du Pré-Saint-Gervais (93) mordu en 2008, une jeune fille paraplégique de Roubaix (59) retrouvée en sang en 2017… « En réalité, le rat n’attaque que lorsqu’il se sent menacé, ou s’il a très faim », tempère Pierre Falgayrac, expert passionné (3). Paradoxalement, ce sont surtout ses formidables capacités qui nous angoisseraient. « Dans la hiérarchie animale, il arrive en deuxième position après l’homme, si on excepte le chimpanzé (qu’on rencontre moins dans nos villes) », note Michel Dansel. Le rat est un as de l’adaptation. La femelle, féconde à trois mois, porte en moyenne huit bébés. En un an, elle peut avoir une descendance de 15000 individus. Respect. Au fil des générations, le muridé mue génétiquement, renforce ses résistances. Rien ou presque ne l’arrête. Il peut nager trois jours dans une canalisation. Avec ses dents, il perce tout hormis le béton et l’acier. « Il peut potentiellement pénétrer tous les orifices de plus de 1,2 centimètre, s’amuse avec un rien de perversité Michel Dansel. Dans certains cas de torture, on l’a même obligé à entrer dans un anus ou à ronger un ventre. » Comme le disait Einstein – c’est en tout cas une citation que lui prêtent les « ratophiles » –, « si le rat pesait 20 kilos de plus, il serait le maître du monde ».
L’homme est condamné à partager sa table avec un commensal potentiellement supérieur à lui. Ça rend la cohabitation un rien inconfortable. Tant que les surmulots restent au sous-sol, dans les égouts ou le métro, on les oublie. Mais dès qu’ils débordent, on panique. Et de fait, ces dernières années, à Paris, ils débordent. On ne sait pas s’ils sont plus nombreux, vu que personne n’est capable de les compter. Entre 1,7 et 2 par habitant, dit-on. Mais on les voit plus. Pourquoi ? Les experts avancent plusieurs causes. Les crues que la Seine a connues depuis 2016 les auraient obligés à remonter à la surface. Les nombreux chantiers en
cours dans la capitale les auraient délogés de leurs terriers. Et la nourriture foisonne maintenant sur le bitume. « Les touristes et les employés de bureau mangent dans les rues, les parcs et sur les quais, même les lycéens ne vont plus à la cantine ! » explique Georges Salines, chef du service de santé environnementale à la ville de Paris. Or le rat doit ingurgiter 10% de son poids par jour. Dans ce pique-nique géant qu’est devenue la capitale, il se goinfre.
L’équipe d’Anne Hidalgo, même si elle le réfute, a tardé à prendre la mesure du mécontentement. Sous la pression de l’opposition municipale et des médias, elle a fini par lancer en 2017 un « grand » plan de dératisation, avec un budget (s’ajoutant aux équipes et infrastructures habituelles) de 1,5 million d’euros l’année dernière et 1 million en 2018. « Attention, il n’est pas question d’éradication, le rat est utile dans les égouts, qu’il nettoie, souligne Anne Souyris, adjointe à la maire chargée de la santé et coprésidente du groupe écologiste de Paris. Il faut juste éviter le contact avec les humains. » Paris est une des rares villes à avoir ses propres troupes de combat contre les nuisibles. Un matin d’avril, son état-major nous invite sur un champ de bataille: le square du Vert-Galant, petit paradis en bordure de Seine, sur l’île de la Cité. Didier Peters, responsable de la dératisation dans le sud de Paris pour le département faune et actions de salubrité, détaille la stratégie. Les poubelles antiterroristes en plastique transparent, si faciles à déchirer pour les rats, ont été remplacées par des conteneurs moches mais résistants. Entre les bosquets, on découvre des boîtes noires bourrées d’appâts anticoagulants. C’est comme ça qu’on tue les rats. Ils meurent d’une hémorragie interne trois jours après en avoir mangé. Depuis une récente directive européenne, il est interdit de déposer ces appâts à même le sol, car ils extermineraient au passage les oiseaux et autres bêtes plus consensuelles. Seuls les rongeurs peuvent se faufiler dans les trous des boîtes. Encore faut-il qu’ils le veuillent. Car pour l’instant, « ça ne marche pas bien », constate Marc, le jardinier du Vert-Galant. Consterné, il nous montre les très nombreux trous de terriers. Néophobe, le rat se méfie des pièges, et développe en sus des résistances aux anticoagulants. « Le problème, surtout, c’est la concurrence alimentaire! » Le jardinier est catégorique: entre une croquette appât et un reste de kebab, le gourmet ne se trompe pas. Pour cette campagne du printemps 2018, Didier Peters et ses troupes ont obtenu de nouvelles munitions. A l’attention du « nourrisseur » des beaux jours, des pancartes clament désormais « Stop aux rats! » en français. Et la mairie promet que les récalcitrants seront verbalisés 68 euros. Côté appât, une nouvelle arme secrète à « 600 euros pièce » vient d’être installée. Elle ressemble à une grosse poubelle en bois. Elle piège la bête et le bascule dans un liquide alcoolisé. « L’intérêt, c’est que le cadavre ne sent pas et qu’on peut en attraper jusqu’à 50! » précise avec enthousiasme notre guerrier. Il préférerait qu’on ne la photographie pas. « C’est mieux que les gens ne sachent pas. On voudrait éviter le vandalisme. » Les piqueniqueurs pourraient en effet ne pas apprécier d’être entourés de cadavres flottants. Et les écolos risqueraient de vouloir l’interdire. Car dans cette bataille, le surmulot peut compter sur des alliés comme Josette Benchetrit. Cette psy à la retraite a lancé en 2016
“ANNE HIDALGO A LAISSÉ LA SITUATION EMPIRER.” EMMANUELLE DAUVERGNE, CONSEILLÈRE DE PARIS (LR)
une pétition contre le « génocide des rats ». « Aucune législation ne protège ces pauvres bêtes, s’énerve-t-elle. C’est un délit de sale gueule ! » Elle ne sait pas trop à quoi servira sa pétition, Josette, mais elle est fière d’avoir déjà récolté 25000 signatures de soutien à l’animal le plus détesté de France.
L’été 2018 sera-t-il celui de la libération? Trop tôt pour le dire. Anne Souyris y croit, qui aligne les chiffres : « 2 903 interventions dans les espaces publics en 2017, 35 jardins dans lesquels la dératisation a réussi, 174 en cours de dératisation, un seul encore fermé. » Elle met aussi en avant un service de signalement par e-mail : spse.dfas@paris.fr, que les Parisiens peuvent utiliser pour dénoncer la présence de rongeurs. On dit « peuvent » parce que, dans les faits, pas grand monde ne sait pour l’instant qu’il existe.
Reste un écueil essentiel: le rat ne respecte pas les frontières public-privé. S’il infeste les jardins publics, il baguenaude aussi dans les hôtels, restaurants, caves et autres pavillons de banlieue. Ce printemps comme chaque année, un arrêté préfectoral va demander aux particuliers d’intensifier la lutte. Avec l’efficacité qu’on imagine, vu la difficulté de contrôle. Aujourd’hui, le marché de la dératisation est abandonné au secteur privé, qui se porte bien, merci. Sur internet, les sociétés aux noms évocateurs – « superdératiseur » et autres « ratbusters » – pullulent. Comme chez les plombiers, on y trouve du sérieux et beaucoup d’arnaques. « Le métier est en train de se professionnaliser, proteste Patrick Gravey, président du syndicat des dératiseurs, le CS3D. Nous souhaiterions que les pouvoirs publics travaillent avec nous, en amont, pour une action anticipée, globale. Ne plus être considérés comme des killers, mais comme des gestionnaires du risque nuisible. Et je ne parle pas que des rongeurs! Les punaises de lit explosent, le moustique-tigre menace, et personne n’en parle! » Romain Lasseur, directeur d’Izipest, société d’expertise et de formation, soupire: « On a une mauvaise image dans cette société politiquement correcte parce qu’on tue des animaux et qu’on utilise des produits chimiques. Les écolos nous cassent le travail alors que le besoin est énorme. C’est tendu. » Tellement tendu qu’une entreprise, Lodi, nous a virés manu militari d’une session de formation pour dératiseurs à laquelle nous avions commencé à assister… Le rat, en 2018, reste un sujet chaud. « Aux Etats-Unis, en Angleterre, les gens sont fiers de dire qu’ils ont dératisé. En France, ils le cachent », commente Driss, ancien steward reconverti en traqueur passionné. Sa société, ASPH Hygiène Control, compte parmi ses clients de nombreux palaces parisiens. Interdiction d’écrire leurs noms. « Le rat est assimilé à l’insalubrité et à la saleté. Souvent, on nous demande de garer la camionnette plus loin, pour ne pas que les voisins la voient. » Monsieur C., qui habite un pavillon près de la porte d’Orléans, au sud de Paris, est un des rares particuliers à avoir accepté notre visite. « Ça reste anonyme, hein ? » ne cesse-t-il de répéter. Il se bat contre les envahisseurs depuis le jour, il y a deux ans, où il en a surpris un dans sa cuisine, une éponge entre les dents. Driss débusque le squelette d’un rat qu’il a empoisonné quelques mois plus tôt. Mais aucune nouvelle trace. Pourtant la victoire a un goût amer pour monsieur C. : « On ne rêve plus que de déménager. » Dans sa petite maison de l’ouest de Paris, madame D. nous raconte comment elle s’est fait mordre les doigts en touchant un trou dans le mur de sa buanderie: « Je n’imaginais pas qu’il pouvait y avoir un rat dedans ! » Un autre a bouché la canalisation de la douche. « Je ne comprenais pas pourquoi le Destop n’agissait pas. Le plombier l’a délogé, il est reparti dans les égouts! » Une odeur atroce règne au sous-sol. David, ex-pharmacien aujourd’hui patron de Deratisation.com, extirpe du mur un cadavre empoisonné. Méthodiquement, il cherche à comprendre, pièce par pièce, tuyau par tuyau, le parcours des intrus. « Vous avez demandé à votre voisin s’il en a? » Gêne. « Euh, je lui ai juste précisé que je sortais les poubelles tous les jours, au cas où il y en aurait. » Le voisin lui a répondu qu’il n’y en avait pas. Elle n’a pas démenti. C’est sur cette chaîne du silence que le surmulot trottine et prospère. Anna et Marcos, eux, ont prévu de montrer à leurs copains cette photo qui, peut-être, un jour, deviendra obsolète : au fond, la cathédrale Notre-Dame illuminée, splendide. Et au premier plan, le fameux rat.
(1) « Nos frères les rats », Fayard. (2) « Dans les murs. Les rats, de la grande peste à Ratatouille », Don Quichotte. (3) « Des rats et des hommes. L’histoire d’une cohabitation forcée, les moyens d’une lutte raisonnée », Hyform.
“LE PLOMBIER L’A DÉLOGÉ, IL EST REPARTI DANS LES ÉGOUTS !” MADAME D.