Coupable complaisance
Le mouvement des « gilets jaunes » avait bien démarré. Transformant les rondspoints en autant de forums, des Français, en majorité en province, en majorité modestes, s’étaient révoltés contre l’érosion de leur pouvoir d’achat. C’était légitime : faire porter sur les moins favorisés la facture de la transition énergétique était de mauvaise politique. Face à un gouvernement d’abord aveugle, puis sourd, le mouvement a reçu un soutien massif de l’opinion. Il a résisté aux récupérations politiciennes, notamment celle de la droite, qui a vite reculé lorsque la question du retour de l’ISF a surgi. Emmanuel Macron a fini par lâcher plus de 10 milliards d’euros, trop tard pour éteindre le feu.
Hélas, cette révolte est polluée par tout ce qui s’est greffé autour. Les menaces de mort contre les « modérés ». L’incendie d’une préfecture. Les appels à prendre l’Elysée, comme jadis le palais d’hiver. Les fake news en pagaille (lire p. 24). Les quenelles à relents antisémites. Les flirts entre rouges et bruns. Le sac de l’Arc de Triomphe. La porte enfoncée d’un ministère. La violence, débridée. Des comportements évoquant la guerre civile, bien éloignés de l’idée républicaine, et que toute personne attachée à la démocratie devrait dénoncer vigoureusement.
Or ce n’est pas le cas. A gauche, rares sont ceux qui, à l’instar de Laurent Berger, leader de la CFDT, ont eu le courage de condamner clairement les « factieux » qui « veulent renverser la démocratie ».A droite, Laurent Wauquiez se cache. Et les extrêmes soufflent sur les braises : Marine Le Pen, naguère si prompte à dénoncer « l’ensauvagement de la France », se contente d’accuser Macron de nier les « droits des opposants ». Les leaders de La France insoumise, bercés par un romantisme révolutionnaire naïf ou cynique, vont plus loin encore. JeanLuc Mélenchon déclare sa « fascination » pour Eric Drouet, l’homme qui exhortait les manifestants à entrer dans l’Elysée (lire p. 38). D’autres s’extasient devant l’action « incroyable » du boxeur de la passerelle Senghor à Paris… Autant de propos irresponsables, inimaginables il y a encore quelques mois. Le 1er mai dernier, Mélenchon ne dénonçaitil pas les « insupportables violences » qui avaient ponctué le défilé ?
A ceux qui les critiquent, ces apologistes de la violence répondent en renvoyant à celle de l’Etat : sociale, policière… Une défense faible dans une démocratie, où des élections régulières permettent de renverser les pouvoirs impopulaires.
Mais le gouvernement fait face à un problème : dans les enquêtes d’opinion, une majorité des Français continue de soutenir les « gilets jaunes ». Et pour cause : malgré la profusion d’images spectaculaires, les casseurs ne représentent qu’une minorité du mouvement.
La décrue de ce soutien ne viendra ni de la multiplication des arrestations préventives, des coups de matraque et tirs de FlashBall, ni de la restriction du droit si précieux de manifester. Ce serait jeter de l’huile sur le feu. Cette violence de la rue, qui se cristallise contre le chef de l’Etat et les « élites », est avant tout le symptôme d’une crise profonde des représentations, déjà ancienne. Seule une régénération de la démocratie ellemême, qui rende aux citoyens la conviction d’être écoutés, de ne plus être les simples jouets d’un pouvoir concentré et sourd, permettra de sortir du piège. Les « gilets jaunes » et Emmanuel Macron ont en commun de souhaiter un débat sur le sujet. Il est urgent de l’engager.