OÙ SONT LES “NEW DEALERS” ?
La presse se fait l’écho d’une vague de départs dans la garde rapprochée d’Emmanuel Macron. Après l’affaire Benalla, la crise des « gilets jaunes » semble avoir eu raison de la cohésion et de la détermination de l’équipe de choc installée à l’Elysée depuis 2017. A tout cela s’ajoute une sensation d’épuisement. Ces gens, lit-on, sont au bout du rouleau. La cause des « réformes » leur semble probablement moins enthousiasmante si cela se paie pour eux en nuits blanches et renoncement à leur vie de famille.
Les nouvelles sur la valse des conseillers pourraient paraître anecdotiques. L’important, après tout, ce sont les politiques menées, pas les personnes. Mais la réalité est autre : dans une période comme la nôtre, le choix des personnes positionnées dans l’appareil d’Etat est en réalité critique.
Il existe d’ailleurs un précédent pour comprendre la situation d’Emmanuel Macron : c’est Franklin D. Roosevelt, président des Etats-Unis de 1933 à 1945. Comme notre président, Roosevelt est arrivé au pouvoir à l’aube d’un monde nouveau – à l’époque, l’économie fordiste, qui en était encore à ses balbutiements. Et comme Macron, Roosevelt a été élu sur un programme on ne peut plus vague, promettant simplement de dépasser le clivage gauche-droite et d’expérimenter des idées nouvelles.
Une fois au pouvoir, Roosevelt a mis en oeuvre ce qu’on a appelé le New Deal : une extraordinaire salve d’innovations dans le champ des politiques publiques, portée par une idée, à l’époque révolutionnaire, celle selon laquelle l’Etat devait intervenir dans l’économie pour corriger les imperfections du marché et redistribuer la richesse. Le New Deal n’aurait pas été possible sans un groupe de gens déterminés, unis par les mêmes idées mais disséminés dans tout l’appareil d’Etat, qu’on a appelés les « new dealers ». Certains sont devenus ministres ou membres du Congrès. D’autres ont rejoint les nouvelles agences et autorités de régulation issues du New Deal. Un troisième groupe est resté à la lisière de l’administration, concentrant ses efforts sur la circulation des idées et la mise en relation des individus.
Comme les Etats-Unis de Roosevelt, la France d’aujourd’hui a besoin d’une politique radicale, qui ne peut être portée que par une avant-garde de « new dealers ». Car le changement ne se décrète jamais d’en haut. Il se passe par glissements progressifs, grâce aux efforts de quelques individus déterminés et bien positionnés. Les professionnels de la conduite du changement savent qu’il faut toujours s’appuyer sur un tel petit groupe pour marginaliser les grincheux et emporter l’adhésion du gros des troupes.
Avoir l’équivalent des « new dealers » est d’autant plus critique aujourd’hui que l’organisation de l’Etat français est plus complexe que jamais. Nous ne sommes plus au temps de la Libération, où un petit groupe d’anciens résistants, comme Pierre Laroque ou Edgard Pisani, pouvait tout reconstruire en un clin d’oeil sur un champ de ruines. Nous ne sommes plus non plus en 1981, quand le nouveau pouvoir socialiste prenait possession d’une organisation ultracentralisée et pouvait remplacer en quelques mois l’ensemble des directeurs d’administration centrale et des patrons d’entreprise publique.
Aujourd’hui, l’Etat est moins centralisé du fait des transferts de compétences aux collectivités territoriales et des démembrements au profit d’établissements publics. Il est aussi mieux encadré et donc plus rigide. De nombreux garde-fous ont été mis en place pour empêcher le « fait du prince » et protéger l’administration et les entreprises publiques des interventions politiques. Dans ce contexte, les nominations sont plus critiques, précisément parce qu’elles sont plus rares.
Une dernière raison pour laquelle il nous faut des « new dealers » est le besoin d’idées nouvelles. Dans notre économie numérique, si différente, les politiques à mener ne peuvent être celles qui avaient cours avant la crise de 2008. Et comme les idées nouvelles sont encore mal comprises et mal formulées, il est indispensable de positionner à des postes clefs, dans l’administration, des individus à mi-chemin entre deux mondes. Ceux-là doivent savoir actionner l’administration de l’intérieur pour faire avancer les choses. Mais ils doivent aussi découvrir les idées nouvelles là où elles sont, c’est-à-dire à l’extérieur – souvent loin, très loin des ors des palais de la République.
Dans notre monde en mal d’innovation, où les marges de manoeuvre sont si réduites, le choix des personnes est déterminant. Plutôt que de gloser sur les départs de quelques conseillers proches, voilà donc sur quoi les journalistes devraient se concentrer : où sont les « new dealers » d’Emmanuel Macron? Où est cette nouvelle génération, éprise d’idées nouvelles et déterminée à agir, qu’il aurait disséminée dans l’administration pour mettre en oeuvre son « New Deal » à lui ? Les mois qui viennent diront si elle existe, ou bien si la France est condamnée à l’éternelle répétition des mêmes erreurs.