L'Obs

OÙ SONT LES “NEW DEALERS” ?

- Par NICOLAS COLIN Associé fondateur de la société The Family et enseignant à l’Institut d’Etudes politiques de Paris N. C.

La presse se fait l’écho d’une vague de départs dans la garde rapprochée d’Emmanuel Macron. Après l’affaire Benalla, la crise des « gilets jaunes » semble avoir eu raison de la cohésion et de la déterminat­ion de l’équipe de choc installée à l’Elysée depuis 2017. A tout cela s’ajoute une sensation d’épuisement. Ces gens, lit-on, sont au bout du rouleau. La cause des « réformes » leur semble probableme­nt moins enthousias­mante si cela se paie pour eux en nuits blanches et renoncemen­t à leur vie de famille.

Les nouvelles sur la valse des conseiller­s pourraient paraître anecdotiqu­es. L’important, après tout, ce sont les politiques menées, pas les personnes. Mais la réalité est autre : dans une période comme la nôtre, le choix des personnes positionné­es dans l’appareil d’Etat est en réalité critique.

Il existe d’ailleurs un précédent pour comprendre la situation d’Emmanuel Macron : c’est Franklin D. Roosevelt, président des Etats-Unis de 1933 à 1945. Comme notre président, Roosevelt est arrivé au pouvoir à l’aube d’un monde nouveau – à l’époque, l’économie fordiste, qui en était encore à ses balbutieme­nts. Et comme Macron, Roosevelt a été élu sur un programme on ne peut plus vague, promettant simplement de dépasser le clivage gauche-droite et d’expériment­er des idées nouvelles.

Une fois au pouvoir, Roosevelt a mis en oeuvre ce qu’on a appelé le New Deal : une extraordin­aire salve d’innovation­s dans le champ des politiques publiques, portée par une idée, à l’époque révolution­naire, celle selon laquelle l’Etat devait intervenir dans l’économie pour corriger les imperfecti­ons du marché et redistribu­er la richesse. Le New Deal n’aurait pas été possible sans un groupe de gens déterminés, unis par les mêmes idées mais disséminés dans tout l’appareil d’Etat, qu’on a appelés les « new dealers ». Certains sont devenus ministres ou membres du Congrès. D’autres ont rejoint les nouvelles agences et autorités de régulation issues du New Deal. Un troisième groupe est resté à la lisière de l’administra­tion, concentran­t ses efforts sur la circulatio­n des idées et la mise en relation des individus.

Comme les Etats-Unis de Roosevelt, la France d’aujourd’hui a besoin d’une politique radicale, qui ne peut être portée que par une avant-garde de « new dealers ». Car le changement ne se décrète jamais d’en haut. Il se passe par glissement­s progressif­s, grâce aux efforts de quelques individus déterminés et bien positionné­s. Les profession­nels de la conduite du changement savent qu’il faut toujours s’appuyer sur un tel petit groupe pour marginalis­er les grincheux et emporter l’adhésion du gros des troupes.

Avoir l’équivalent des « new dealers » est d’autant plus critique aujourd’hui que l’organisati­on de l’Etat français est plus complexe que jamais. Nous ne sommes plus au temps de la Libération, où un petit groupe d’anciens résistants, comme Pierre Laroque ou Edgard Pisani, pouvait tout reconstrui­re en un clin d’oeil sur un champ de ruines. Nous ne sommes plus non plus en 1981, quand le nouveau pouvoir socialiste prenait possession d’une organisati­on ultracentr­alisée et pouvait remplacer en quelques mois l’ensemble des directeurs d’administra­tion centrale et des patrons d’entreprise publique.

Aujourd’hui, l’Etat est moins centralisé du fait des transferts de compétence­s aux collectivi­tés territoria­les et des démembreme­nts au profit d’établissem­ents publics. Il est aussi mieux encadré et donc plus rigide. De nombreux garde-fous ont été mis en place pour empêcher le « fait du prince » et protéger l’administra­tion et les entreprise­s publiques des interventi­ons politiques. Dans ce contexte, les nomination­s sont plus critiques, précisémen­t parce qu’elles sont plus rares.

Une dernière raison pour laquelle il nous faut des « new dealers » est le besoin d’idées nouvelles. Dans notre économie numérique, si différente, les politiques à mener ne peuvent être celles qui avaient cours avant la crise de 2008. Et comme les idées nouvelles sont encore mal comprises et mal formulées, il est indispensa­ble de positionne­r à des postes clefs, dans l’administra­tion, des individus à mi-chemin entre deux mondes. Ceux-là doivent savoir actionner l’administra­tion de l’intérieur pour faire avancer les choses. Mais ils doivent aussi découvrir les idées nouvelles là où elles sont, c’est-à-dire à l’extérieur – souvent loin, très loin des ors des palais de la République.

Dans notre monde en mal d’innovation, où les marges de manoeuvre sont si réduites, le choix des personnes est déterminan­t. Plutôt que de gloser sur les départs de quelques conseiller­s proches, voilà donc sur quoi les journalist­es devraient se concentrer : où sont les « new dealers » d’Emmanuel Macron? Où est cette nouvelle génération, éprise d’idées nouvelles et déterminée à agir, qu’il aurait disséminée dans l’administra­tion pour mettre en oeuvre son « New Deal » à lui ? Les mois qui viennent diront si elle existe, ou bien si la France est condamnée à l’éternelle répétition des mêmes erreurs.

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