L'Obs

VOYAGE DANS LA FABRIQUE DU MENSONGE

A Vélès, en Macédoine, on fabrique des “fake news” à la chaîne. Soupçonné d’avoir pesé sur les élections américaine­s, ce petit pays, sous la double influence d’un lobbying pro-Trump et de la Russie, est devenu la contrée de la “post-vérité”. Reportage

- De notre envoyée spéciale DOAN BUI

L’homme qui a contribué à faire élire Donald Trump ! » C’est écrit en gros sur sa carte de visite. Depuis que la Macédoine a gagné le titre d’usine mondiale à fake news, accusée par Obama himself d’avoir biaisé les résultats des élections, Mirko Ceselkoski a trouvé la meilleure publicité pour dénicher des clients et vendre son expertise de « consultant marketing internet » et « stratège Facebook ». Les fake news ? Mirko ne s’en cache pas, c’est lui qui a formé par wagons toute une cohorte d’étudiants, devenus les plus gros pourvoyeur­s de ces fameuses pages Facebook pro-Trump qui ont fait des records d’audience et auraient influencé les électeurs avec leurs contenus fantaisist­es. « De toute façon, les médias traditionn­els font des “fake news” eux aussi, non ? Moi, j’aime bien Trump, c’est un homme fort, un self-made-man. Mais ce qui m’intéresse, c’est de gagner de l’argent. Plus vous avez d’audience aux Etats-Unis, plus vous gagnez d’argent avec les pubs Facebook ou Google. Et les contenus pro-Trump sont des moteurs d’audience... Une dizaine de mes anciens étudiants sont devenus millionnai­res grâce à ça ! »

La recette ? Poster des contenus « politiques » conspirati­onnistes – des délires sur les réseaux pédophiles des Clinton ou sur le soutien du pape à Trump – et, surtout, les rendre les plus « viraux » possible, en explorant tous les « groupes » Facebook, pour avoir le maximum d’audience. « Bon, aujourd’hui, c’est plus compliqué, les contenus politiques. Facebook a durci ses conditions » (voir l’encadré). Mirko précise qu’on peut toujours faire beaucoup d’argent avec quantité d’autres sujets : régimes, diététique, conseils beauté et anti-âge miracles, recettes anti-cancer. « L’important, c’est le titre. Vous n’allez pas mettre “Recette de salade au curcuma”, mais “Devinez le nom de l’ingrédient mystère de ce régime miracle anti-cancer adopté par Jennifer Lopez”. » Il réfléchit. « Ou “les Secrets minceur de Melania Trump”. Melania Trump, ça marche, ça ! »

Bienvenue dans l’ère de la post-vérité et de la grande « supercheri­e universell­e » décrite par Orwell ! Dans « 1984 », une armée de fonctionna­ires au sein du « ministère de la Vérité » était chargée de récrire l’histoire à coups de « faits alternatif­s », terme cher à Trump. En 2018, leurs descendant­s sont de jeunes Macédonien­s jonglant avec de faux profils Facebook. Beaucoup viennent de Vélès, une petite ville à une heure de Skopje. « CNN, la BBC et même Al Jazeera sont venues à Vélès !, dit l’ancien maire Slavcho Chadiev. Au moins, ça nous a fait connaître. De toute façon, personne n’a rien fait d’illégal. Et si on a pu aider à élire Trump et à faire l’histoire, tant mieux ! »

TITRES RACOLEURS ET PROFILS BIDON

Vélès, c’est tout petit : une rangée de cafés concentrés dans une seule rue bordée d’immeubles en béton. Ici, on en veut beaucoup aux journalist­es qui ont mis le projecteur sur cette commune de 45 000 personnes et ses 150 sites pro-Trump. « Vous avez tué la poule aux oeufs d’or », râle un habitant. Sous pression, Facebook fait en e et désormais la chasse aux pages émanant de Macédoine. Goran peste: « J’ai perdu 15 000 dollars en pubs Google ! Ma page a été interdite alors que je me suis toujours tenu à l’écart de la politique. Je ne faisais que des recettes diététique­s et beauté. » Bogdan, expert internet, a fait des fake news politiques quelques mois, « pour voir ». Il a vite laissé tomber. « Ça me déprimait. Plus c’était débile, plus ça faisait de l’audience. C’est fou toutes les idioties que les fans de Trump peuvent gober. » Il se

souvient : « Il y a une dizaine de personnes dans cette ville qui ont réussi à monter des sites atteignant le million de visiteurs et qui ont fait beaucoup d’argent. Mais les autres, c’était des petits joueurs. »

Dans cette armée des ombres, il y avait Csesko, 19 ans, aux joues rondes enfantines : « On a vu tant de gens gagner plein d’argent très vite, acheter des appartemen­ts, de belles voitures ! J’étais au lycée en 2016. Dans ma classe, tout le monde s’y était mis. Même les profs ! C’était fatigant car, avec le décalage horaire, il fallait poster des articles entre 20 heures et 4 heures du matin pour s’adapter au rythme du public américain. Du coup, pendant la journée, à l’école, on dormait. » Comme ses camarades, Csesko se contentait de faire du copier-coller sur des sites américains de fake news, en faisant des titres encore plus racoleurs, puis en les disséminan­t sur divers groupes Facebook via des profils bidon. Pendant six mois, il a gagné quelques centaines d’euros, ce qui, quand on sait que le salaire mensuel moyen en Macédoine est inférieur à 500 euros, est plus qu’honorable. Parfois, il proposait des contenus « originaux », toujours en anglais, pour son public américain : « Mon record ? Un sondage que j’avais intitulé : “20 000 migrants arrivent chez vous, décidez-vous de les chasser ou de ne rien faire ?” Ça marchait bien les trucs sur les migrants. » Et pourquoi ne pas écrire en macédonien ? « Ce sont les clics américains qui rapportent le plus. »

DES ÉTUDIANTS PAYÉS 2 DOLLARS L’ARTICLE

Ici, tout le monde semble en effet vivre à l’heure des Etats-Unis. C’est cet ancien journalist­e reconverti dans une chaîne YouTube pour fans américains de tanks et d’armements qui gagne 10 000 dollars par mois. Cet autre qui a fait fortune dans les applicatio­ns de musculatio­n pour smartphone. Mirko confirme : « Mon premier site qui m’a rapporté des sous, c’était sur le basket et la NBA, mais je n’arrivais plus à tenir le rythme et à poster assez de contenus. Alors j’ai employé des étudiants indiens. Je les payais entre 2 et 3 dollars l’article de 500 mots. » Quand le business des fake news politiques a explosé, à Vélès, les « parrains » du secteur se sont eux aussi mis à sous-traiter. Ils ont carrément employé… des étudiants américains. Devenant ainsi de véritables « fermes à contenus ». C’est le cas par exemple d’Orces, qui avait lui-même travaillé dans une (vraie) ferme de (vrais) cochons avant de monter une ferme (virtuelle) à contenus pro-Tump à la véracité toute relative.

Les Macédonien­s se sont-ils mis à produire du « proTrump » seulement par effet d’aubaine ? Pour Saska Cvetkovska, journalist­e d’investigat­ion et membre du collectif OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), les liens entre la Macédoine et la droite américaine sont bien plus tortueux qu’il n’y paraît : « Depuis quelques années, l’“alt-right” orchestre un lobby nous présentant comme un maillon stratégiqu­e en Europe qu’il faudrait préserver de l’influence “libérale” de George Soros, la bête noire de Steve Bannon [l’ex-âme damnée de Trump, NDLR]. Ce n’est pas un hasard si la Macédoine est devenue le hub des “fake news” pendant la campagne américaine. La vraie question est : d’où venait l’argent ? »

Une de ses récentes enquêtes publiée par BuzzFeed a ainsi dévoilé le rôle majeur d’un avocat de Vélès, Trajche Arsov, dit Tale Arsov, 33 ans, dont la page Facebook avait atteint l’audience faramineus­e de 2 millions d’abonnés. Fait notoire : Tale Arsov a fait contribuer sur son site plusieurs figures de la droite américaine, comme Paris Wade, animateur du site ultraconse­rvateur

Liberty News et candidat républicai­n dans le Nevada qui a été battu lors des midterms. Tale Arsov serait actuelleme­nt au coeur d’investigat­ions du FBI et du service de renseignem­ents macédonien, lesquels coopèrent avec l’enquête menée par le procureur spécial Robert Mueller, dont la mission est de rechercher « tout lien et/ou coordinati­on entre le gouverneme­nt russe et des individus associés à la campagne de Donald Trump ». L’enquête a déjà mis en évidence les activités d’une ferme à trolls russe : l’Internet Research Agency, dont une dizaine de leaders sont actuelleme­nt mis en examen. Parmi eux, Anna Bogacheva. Cette mystérieus­e jeune femme intéresse particuliè­rement les enquêteurs en raison de son profil « globe-trotter ». C’est elle qui faisait les repérages, en 2014, aux Etats-Unis, dans certains des Etats clés, pour les primaires et la présidenti­elle. Et elle, qui, selon les investigat­ions de BuzzFeed, s’est rendue en Macédoine un mois avant la création du premier site politique de fake news. « Depuis très peu de temps, il y a une guerre d’influence russe en Macédoine qui converge avec l’“alt-right” américaine sur la guerre anti-Soros », dit Saska Cvetkovska.

En septembre a eu lieu le référendum sur le changement de nom du pays. La Macédoine devait-elle se rebaptiser « Macédoine du Nord » afin d’apaiser le voisin grec et entrer dans l’UE ? Le scrutin a été l’objet des manipulati­ons les plus folles. « Un milliardai­re russe a injecté 300 000 euros dans des groupuscul­es d’ultradroit­e militant pour le “non”, dont des hooligans qui ont participé à des échau ourées, poursuit Saska Cvetkovska. On a aussi découvert que des trolls russes utilisaien­t des faux comptes pour semer la zizanie et… divulguer aussi des “fake news” ! » Ou l’arroseur arrosé.

UN CITIZEN KANE TRÈS À DROITE

Tale Arsov a accepté de nous rencontrer à Skopje parce que, nous dit-il, « il n’a rien à cacher ». Comme Mirko, c’est un adepte de l’ère de la post-vérité. « Ce sont les médias gauchistes comme le “Washington Post”, CNN ou BuzzFeed qui ont di usé des “fake news” sur Vélès ! Moi, en tout cas, je n’ai rien fait d’illégal. » Tale Arsov tient surtout à démentir tout lien avec les Russes : « C’est du conspirati­onnisme ! » En revanche, il assume totalement ses conviction­s politiques très à droite et libertarie­nnes. « Je suis fier d’avoir contribué à faire élire Trump. » Arsov se voit comme un entreprene­ur média. « Mon objectif, c’était de rivaliser avec Breitbart News [le média d’extrême droite américain, longtemps dirigé par Steve Bannon, NDLR]. On cartonnait. Mais bien sûr la censure de Facebook nous a fait fermer. A cause des médias gauchistes, qui ont peur de voir leur influence diminuer. Le papier, c’est terminé. »

Notre Citizen Kane macédonien s’agace un peu quand on lui montre certains articles fantaisist­es postés sur son site : « Les révélation­s choquantes de l’ex-petit copain de Barack Obama ! » ou « Enorme scandale : Chelsea Clinton n’est pas la fille de Bill ! »… « On a posté 20 000 articles et vous me parlez de ça ! » Il explique avoir trouvé un mode de management révolution­naire pour « produire du contenu ». « Je n’ai jamais payé de salaire fixe à mes journalist­es. Je les payais au clic et à l’audience. Pourquoi les payer s’ils ne me rapportent rien en pub ? » Les résultats obtenus par Arsov laissent en tout cas songeur : « On était à 30 millions de pages vues par mois ! C’est plus que tous les médias macédonien­s. Et vous, vous faites combien ? » Plus, tout de même, mais avec un ratio de rentabilit­é qui, avouons-le, n’a rien à voir. Enquêter, vérifier, faire son boulot de journalist­e : à l’heure de la post-vérité, c’est tellement démodé.

“CNN, LA BBC ET MÊME AL JAZEERA SONT VENUES À VÉLÈS. SI ON A PU AIDER À FAIRE ÉLIRE TRUMP, TANT MIEUX !”

SLAVCHO CHADIEV, ANCIEN MAIRE DE VÉLÈS

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Mirko Ceselkoski, un adepte de la post-vérité qui a fait fortune dans le business des « fake news ».
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A Vélès, tout le monde s’est mis à monter des sites. Mais la plupart ne gagnent que quelques centaines d’euros.
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