“UNE VÉRITABLE CONTAGION”
Une étude, conduite dans neuf pays par l’université de Cambridge, révèle la poussée des idées complotistes, particulièrement sur l’immigration. Son coauteur, Hugo Leal, chercheur et spécialiste de la désinformation, décrypte le cas français et l’enjeu eur
L ’université de Cambridge mène un vaste projet transnational sur les « théories du complot ». Cette enquête, « Conspiracy and Democracy » (« Conspiration et Démocratie »), menée en collaboration avec la société d’études YouGov, comprend des questions sur les migrations, l’islamophobie, l’antisémitisme, le scepticisme face aux vaccins, le déni du changement climatique... Elle a été réalisée dans neuf pays : Italie, Portugal, Pologne, France, EtatsUnis, Suède, Allemagne, Hongrie et Royaume-Uni. Entretien avec Hugo Leal, chercheur à Cambridge et cheville ouvrière du projet.
A cinq mois des élections européennes, vos résultats semblent un mauvais présage. Assiste-t-on à une épidémie de complotisme ?
Lors de la conception de notre projet, nous pensions que les théories complotistes étaient marginales. Elles sont depuis devenues un phénomène mainstream. Regardez pour la France l’ampleur des résultats : une personne sur quatre est persuadée qu’on lui cache la vérité sur les e ets nocifs des vaccins et une personne sur cinq croit en la « théorie du remplacement », c’est-à-dire en l’existence d’un complot secret visant à substituer
“LES IDÉES COMPLOTISTES CHAMBOULENT LA DONNE ÉLECTORALE DANS LES DÉMOCRATIES OCCIDENTALES.”
une population majoritairement musulmane, venue principalement d’Afrique et du Maghreb, à celle d’origine ! Ces résultats donnent des clés pour comprendre la popularité des partis populistes et nationalistes qui chamboulent la donne électorale dans les démocraties occidentales. Les idées complotistes sont au premier rang des campagnes.
La crédulité est donc bien partagée…
Dans les neuf pays sondés, le niveau de scepticisme à l’égard des idées complotistes est très faible. En France, seules 24% des personnes interrogées considèrent que les théories que nous leur avons soumises sont toutes fausses. Cela veut dire que, pour toutes les autres, une théorie, au moins, est vraie ! Même en Suède où les sceptiques sont les plus nombreux (48%), ils ne sont pas majoritaires.
Quelle est la virulence des idées conspirationnistes sur l’immigration ?
Elles gagnent partout du terrain, depuis la crise des migrants de 2015. La magnitude du phénomène m’a surpris. Une proportion importante d’Européens croit que leur gouvernement leur cache la vérité sur le nombre de migrants vivant réellement sur leur sol. S’y ajoute le fait que la « théorie du remplacement », issue de l’ultradroite française avec Renaud Camus, essaime dans toute l’Europe. C’est une véritable contagion. Les chiffres traduisent l’acceptabilité sociale de cette narration. Le « grand remplacement » par des musulmans fait même des adeptes aux Etats-Unis, pourtant plus préoccupés par l’immigration venue d’Amérique latine. Sur la Toile, des « opérateurs » de droite et d’extrême droite, souvent liés à des partis extrémistes, Rassemblement national en France, Ukip en Grande-Bretagne, AfD en Allemagne… ont amplifié ce récit, destiné à intoxiquer l’opinion.
Ces croyances folles varientelles en fonction du niveau d’éducation et des affinités politiques ?
On les a souvent liées à l’ignorance d’une partie de la population peu éduquée. C’est une erreur. Seuls les ultradiplômés et ceux qui n’ont fait aucune étude ET n’ont pas ou peu accès aux réseaux sociaux y sont imperméables. Politiquement, les théories contre les migrants sont clairement associées à des électorats qui votent très à droite. En France, elles touchent 23% des sympathisants de la droite et 56% de ceux de l’extrême droite. Les hommes sont surreprésentés, comme les plus de 45 ans. Les 18-34 ans sont moins nombreux à considérer que le « grand remplacement » est vrai. En revanche, ceux qui croient à un complot sur les vaccins sont, pour parts égales, des personnes qui ont des affinités avec la gauche radicale et la droite radicale.
Le succès rencontré par ce complot sur les vaccins est-il spécifique à la France ?
Les 26% de Français qui croient qu’on leur cache la vérité sur les effets nocifs des vaccins représentent une population bien plus large que le « noyau dur » des anti-vaccins. Que la France exprime une telle défiance dans la science est stupéfiant. A cause de cette croyance, présente dans tous les pays, nous risquons de voir surgir des épidémies qu’on croyait disparues. On constate déjà un regain de la rougeole. Il est temps que les pouvoirs publics affirment, à travers des campagnes, que les bénéfices des vaccins sont largement supérieurs aux risques. Il faut convoquer les universitaires et chercheurs qui, dans l’effondrement général de la confiance envers les institutions, sont les seuls à conserver du crédit auprès de 53% des Français.