GILETS JAUNES
LE VRAI VISAGE D’ÉRIC DROUET
Sur les photos de son mur Facebook, deux mondes s’entrechoquent. D’un côté, celui d’un routier de 33 ans, amateur de tuning et de cylindrées, habitant dans son petit pavillon de Melun avec sa femme, comptable, et sa petite fille. De l’autre, celui d’un combattant affichant un gilet jaune juché sur des barricades, brandissant un drapeau tricolore devant des Champs-Elysées en feu… Cette page Facebook schizophrénique, qui ressemble aux comptes de dizaines de milliers de « gilets jaunes », c’est celle d’Eric Drouet. Depuis son premier appel à résister contre la hausse du carburant en octobre, jusqu’aux images bien orchestrées de son arrestation pour une garde à vue début janvier, le routier est devenu emblématique de cette vague qui bouscule les réseaux sociaux et tout un pays. Un leader, un porte-parole, un symbole. On ne sait pas trop quel mot choisir, vu que le mouvement n’est pas structuré, et que lui-même refuse systématiquement d’être désigné comme « chef ». Ce qu’il est, pourtant. Au même titre que Priscillia Ludosky ou Maxime Nicolle, autres figures du mouvement, qui ont chacun, via les réseaux sociaux, réussi à mobiliser autour de leur nom. Un leader un peu particulier, qui ne dit pas ce qu’il va faire ni où il sera. « Même à nous, qui le suivons depuis le début du mouvement, il ne répond jamais », commente Farouk, agent municipal dans une ville de banlieue parisienne. « Des messages, Il en reçoit des centaines par jour, sans parler des appels du monde entier. Il est dépassé. »
Pour obtenir quelques bouts de phrases de celui qui se dit « timide », il faut le courser sur le terrain, entre deux déplacements professionnels. Car le routier, salarié d’une entreprise de Melun (Seineet-Marne), continue de conduire son camion. Pour le comprendre, il faut surtout aller le chercher là où il s’exprime vraiment : sur sa page La France énervée, qu’il gère avec sa maman, fonctionnaire dans un centre d’information et d’orientation, sur le site La France en colère, qu’il partage avec les autres leaders, et, surtout, dans ses lives sur Facebook. Un live, pour ceux qui ne connaîtraient pas, permet de se filmer et de répondre en direct aux questions des membres qui se connectent. Il s’y adonne une à plusieurs fois par semaine, selon un rituel devenu familier aux internautes. Il se connecte, attend que les premières questions arrivent en mâchonnant la lanière de son inamovible sweat, parfois remplacée par un chewinggum. Il parle à chacun tranquillement, simplement, tant pis pour les fautes de français, comme s’il était attablé devant une bière, avec ce léger tic que les « gilets jaunes » connaissent bien maintenant, la bouche et le nez qui se tordent sporadiquement, façon « sorcière bien-aimée, mais je n’en ai pas le pouvoir ». Il y raconte son train de vie – « avec ma femme on paie 700 euros d’impôts par mois ! [...] j’ai acheté une voiture il y a quatre ans, ce ne serait pas possible d’en acheter une neuve aujourd’hui ! à la fin du mois c’est pas Versailles [...] on a acheté une maison : le crédit, les assurances, l’essence… ». Mais il interroge surtout sur les actions à mener, débriefe les manifestations passées, partage ses doutes, avec ce refrain permanent, « ce n’est pas moi, c’est nous », « c’est grâce à vous qu’on a réussi », « les “gilets jaunes”, mes amis, ma famille ». Une famille « solidaire » : pour ses frais de
justice – il passe devant le tribunal correctionnel le 15 février pour « organisation d’une manifestation non déclarée » – son meilleur pote Bruno dit « Bubu », camionneur, a organisé une cagnotte : 7 520 euros recueillis. Sur son live, Eric répond aussi aux critiques : oui, il a accepté une première réunion avec un ministre (qu’il a filmée en direct et en cachette), mais a refusé la suivante, parce qu’il ne se sent pas la légitimité d’« un représentant ». Oui, il privilégie des actions sur Paris car « c’est là qu’est le pouvoir », et tant pis si ce n’est pas la stratégie de Priscillia, avec qui il a des relations plutôt distanciées.
Une phrase lui a fait beaucoup de tort. C’était le 5 décembre, sur BFMTV : « Si on arrive devant L’Elysée, on rentre dedans. » Pour le pouvoir, il devient alors l’incarnation de la dérive « factieuse » du mouvement. Face au tollé, il se défend : « C’était pour le symbole […] je ne suis pas un anarchiste. » Les forces de l’ordre ont retrouvé une fois sur lui un bâton à la sortie d’une manifestation mais de fait, il n’appelle pas à la violence. « L’usage de la force face à la répression? Trop facile pour moi, on doit aller au-delà de tout ça », dit-il lors d’un récent live. Mais son silence est assourdissant sur les violences qui touchent les forces de l’ordre, les journalistes ou les lieux institutionnels. « Pourquoi les médias parlent tous d’une porte enfoncée, alors qu’on a des “gilets jaunes” blessés? », l’at-on entendu grogner, sur le terrain. Cette semaine, La France énervée a relayé sans sourciller le message de soutien au boxeur qui a roué de coups un gendarme à Paris lors d’une manifestation, avec ce commentaire : « Nous serons là pour toi !!! »
“ABSENCE DE CULTURE POLITIQUE”
Les journalistes l’ont cherché sur ses influences politiques cachées. Mais à l’image de nombre de « gilets jaunes », le leader ne paraît pas franchement engagé. Il affirme n’avoir voté qu’une fois dans sa vie, à la dernière présidentielle. Pour Mélenchon, aurait-il confié en off à BFM. Et s’il apprécie le très droitier journaliste Vincent Lapierre, c’est seulement, dit-il, « parce qu’il retranscrit bien » les manifestations des
« gilets jaunes », et il se fiche d’apprendre que c’est un proche du polémiste antisémite Alain Soral : « Je sais même pas qui c’est. » Dans l’entourage de Macron, une personne qui l’a rencontré confirme : « J’ai été frappée par son absence de culture politique, il n’a pas le discours d’une personne nourrie par le Front national ou La France insoumise. Il est en ce sens emblématique d’une certaine frange des “gilets”. Il est fascinant car il est le symbole même de ce pourquoi on n’arrive plus à faire société. Parce qu’on n’a plus de projet. » Depuis le début du mouvement, Eric Drouet n’a qu’une obsession : empêcher toute récupération. François Ruffin le contacte? « Comme c’était politique, on n’a pas répondu à sa demande. » Jean-Luc Mélenchon se dit « fasciné » et le compare au révolutionnaire Jean-Baptiste Drouet ? Ça ne l’émeut pas. Et il se démarque sans cesse des leaders plus politisés, d’ailleurs marginalisés par les « gilets jaunes », comme Benjamin Cauchy ou Jacline Mouraud.
Reste qu’il faut bien proposer quelque chose. Comment passer de la grogne contre une taxe de carburant à des propositions construites? « Eric n’a pas de références politiques ou économiques », commente Farouk, « Mais il se nourrit au fur et à mesure. » Pas auprès des intellectuels. « Les réunions, c’est pas mon truc », reconnaît-il. Mais au fil des rencontres de terrain. « Par exemple, la révolution des casseroles en Islande, c’est moi qui lui en ai parlé », explique Farouk. Parfois, les nourritures peuvent être hasardeuses : quand Maxime Nicolle, leader un rien complotiste, évoque dans une vidéo commune le pacte de Marrakech, qui permettrait à Emmanuel Macron de « vendre la France à l’ONU », et de submerger le pays d’une vague migratoire incontrôlée – « 480 millions de migrants sur huit pays » –, soit environ 60 millions par Etat, le routier se contente de s’exclamer, les yeux écarquillés : « C’est chaud, c’est chaud, c’est chaud. » Eric Drouet apprend, et son avis fluctue. La « destitution » d’Emmanuel Macron. Il y était opposé avant le 17 novembre, elle devient « un mot d’ordre » le 6 décembre, il ne l’estime plus nécessaire aujourd’hui : « Avec le RIC [référendum d’initiative citoyenne] on pourra mettre n’importe quel président, droite, gauche, extrême droite. Il pourra nous rendre des comptes. »
“C’EST UN SYMBOLE POUR NOUS”
Eric Drouet apprend et il est roué. Il a évité la récupération politique. Maintenu sa ligne : « On ne va pas au Champ-deMars », fait quelques « jolis coups », comme cette fausse annonce de manifestation à Versailles, qui provoque le verrouillage de la ville par les CRS, alors que l’action se déroulait ailleurs. Il a su instaurer un lien de confiance fort avec les « gilets jaunes » : « C’est un symbole pour nous », « Il est trop fort », « Il tombera pas dans la politique », « Il se met pas au-dessus de nous », entendait-on chez les « gilets jaunes », lors de la manifestation du 5 janvier. Mais aujourd’hui, il sent que le rituel « samedi-manif » commence à lasser, veut passer à autre chose, demande à ses internautes d’autres idées d’actions « qui percutent, restent dans la légalité, fassent chier au plus haut point ! » Il cherche à « jouer des médias », qu’il n’aime pas – seuls Brut et RT (la télé de Poutine) trouvent grâce à ses yeux, parce qu’ils « ne coupent pas ce qu’on dit ».
L’opération qu’il a montée mercredi 2 janvier illustre cette nouvelle stratégie. Il avait prévenu sur Facebook. « Ce soir, on va pas faire une grosse action, mais on veut choquer l’opinion publique. » Il s’est renseigné auprès de son avocat : « L’attroupement est caractérisé que lorsqu’un groupe est statique », il faudra donc être mobile, et sans gilets. A l’heure dite, 19 heures, face au McDo des Champs, point de rendez-vous habituel, ils sont une centaine à l’attendre, le nez sur leur téléphone. A 20 heures : « Ça y est, il fait un live ! Regardez, il est place de la Concorde! Il a déposé des bougies en hommage aux victimes! » La petite troupe du McDo se rue vers la Concorde pour le retrouver. Eric Drouet, jogging gris et bonnet noir, déambule comme un touriste qu’il n’est pas. Il sait pertinemment que sa présence seule, à quelques centaines de mètres de l’Elysée, est une provocation pour le pouvoir. Il claque la bise, tranquille et souriant. Les CRS débarquent, encerclent et plaquent le groupe contre le mur. Les « gilets jaunes » (sans gilets) ainsi parqués protestent et sortent les téléphones pour filmer ce qui deviendra la preuve infiniment dupliquée sur les réseaux sociaux de la violence. Les forces de l’ordre ont manifestement reçu la consigne d’arrêter Eric Drouet. Mais le groupe fait corps autour de son symbole, chante « la Marseillaise », et même, pour rire, « Libéréééééé ! ». Lui, toujours calme, essaie de se cacher. Les CRS recommencent leur charge, à plusieurs reprises. C’est violent. Les coups partent. Le leader est embarqué sous les huées de la foule qui scande « Eric, Eric! Eric! ». Les premières images font vite le tour des réseaux sociaux. Et dès le soir, sur les plateaux, on débat sur les limites de la liberté de circuler. Eric Drouet a réussi son opération. A sa sortie de garde à vue, dans un live, il explique : « On voulait montrer aux Français qu’on n’était pas libres […]. Tu as un gilet jaune, tu es arrêté. Tu as un masque, tu es arrêté. […] Le coup de com, je crois qu’on l’a fait là.[…] »
Sur son Facebook, Eric a aussi affiché une liste, de celles qu’on s’envoie entre potes, pour rire, entre deux horoscopes. La liste s’appelle « 10 vérités sur Eric » : on y apprend entre autres qu’il est « toujours à l’écoute », « inarrêtable », « têtu comme une mule », qu’il « se bat comme un guerrier » et qu’il « tient toujours ses promesses ». Tout un programme.
“AVEC LE RÉFÉRENDUM D’INITIATIVE CITOYENNE ON POURRA METTRE N’IMPORTE QUEL PRÉSIDENT, DROITE, GAUCHE, EXTRÊME DROITE. IL POURRA NOUS RENDRE DES COMPTES.”
ÉRIC DROUET