OUIGOURS
LE TÉMOIGNAGE CHOC D’UNE RESCAPÉE DES CAMPS
Dans un appartement spartiate de la banlieue d’Istanbul, Gulbahar Jelilova parle. Malgré la peur des rétorsions, elle décrit sa longue et traumatisante détention dans les camps de concentration chinois, un récit plein de détails sauvages et révoltants : les pieds constamment enchaînés, la chaise métallique sur laquelle les détenues sont ligotées vingt-quatre heures d’affilée les jours d’interrogatoire, l’humiliation des fouilles dans les parties intimes du corps, l’abrutissement dû aux techniques de lavage de cerveau ou aux injections de substances inconnues, la saleté, la promiscuité, le confinement, le manque d’air, de soleil, d’eau, de nourriture…
Citoyenne kazakhe d’origine ouïgoure (sa famille est installée à Almaty depuis trois générations), cette énergique commerçante de 54 ans dirigeait depuis vingt ans une prospère société d’import-export. Mais un jour de mai 2017, elle a été précipitée dans un maelström de souffrances inouïes imaginées par la Chine pour mettre au pas ses minorités musulmanes perçues comme récalcitrantes. Gulbahar a fini par être relâchée, un an, trois mois et dix jours plus tard, aussi arbitrairement qu’elle avait été arrêtée. Seuls certains ressortissants étrangers ont pu quitter les murs couronnés de barbelés de ces goulags d’un nouveau genre.
Réfugiée en Turquie, elle se sent toujours à la merci de ses tourmenteurs. « Ils m’ont formellement interdit de parler de ce que j’avais vu et vécu », dit-elle en tremblant. Elle a peur de sortir, d’être assassinée en pleine rue par des agents chinois. Mais le besoin de raconter est trop fort, et surtout celui de tenir la promesse faite à ses compagnes d’infortune. « Toi, Gulbahar, tu as de la chance, lui disaient-elles, tu es de nationalité kazakhe, ils finiront par te relâcher. Ne nous oublie pas quand tu seras dehors. »
Comment pourrait-elle oublier ? L’enfer des camps l’obsède. Chaque question déclenche une avalanche de paroles débitées dans un mélange d’horreur et d’incrédulité. Jusqu’à ce fatidique jour de mai 2017, Gulbahar n’avait connu de la Chine que ces scintillantes mégapoles côtières où elle allait acheter les stocks de vêtements qu’elle revendait dans la capitale kazakhe. Elle montre des photos d’elle « avant » : chevelure luxuriante, vêtements flashy, assise dans le bureau tapissé de boiseries de sa compagnie à Urumqi, capitale du Xinjiang, la province chinoise d’où sa famille est originaire.
« Au printemps 2017, mon associée m’a fait venir à Urumqi pour discuter de notre business. » Pour son malheur, Gulbahar ignore qu’une grande vague d’internements arbitraires a commencé à s’abattre sur la province turcophone. Elle ne sait pas que sa partenaire a été prise dans une des premières rafles, tous ses contacts emprisonnés un à un. Dès son arrivée à Urumqi, elle est emmenée au poste de police, accusée par des flics menaçants d’être la complice de terroristes, d’avoir viré 17 000 yuans (2 200 euros environ) à une société turque. Gulbahar n’a jamais entendu parler de cette société, ni de cette transaction. Les policiers ne trouveront d’ailleurs aucun indice dans ses papiers. Peu importe :
elle fait désormais partie de la cohorte de Ouïgours « suspects » que Pékin a décidé de mettre à l’ombre pour les « rééduquer » de force. On lui met des menottes, on enfonce une capuche noire sur sa tête, direction « Sankan », une ancienne prison pour hommes d’Urumqi reconvertie en camp de « rééducation » pour femmes.
Selon les estimations des chercheurs qui recoupent des informations de diverses sources – des images satellites aux vidéos volées –, au moins un million de personnes sont enfermées dans ces prisons sévèrement gardées. Les détenus y subissent des privations, des mauvais traitements et des tortures assorties de manipulations mentales extrêmement brutales. Le Parti communiste chinois est célèbre pour ses redoutables techniques de lavage de cerveau – cette expression est d’ailleurs empruntée au chinois : « xinao » – mises au point sur ses ennemis tant de l’intérieur que de l’extérieur.
Gulbahar est précipitée dans un univers qui a tout du cauchemar éveillé. Les gardes lui donnent un teeshirt, un pantalon et un gilet orange – couleur qui signifie « en attente de jugement » –, les seuls vêtements qu’elle aura pendant toute la durée de son incarcération. On lui met aux pieds des lourdes chaînes qu’elle ne quittera plus jamais, même pour se laver ou pour dormir. Elle est emmenée dans une cellule longue et étroite, 7 mètres sur 3, pleine à craquer. Dans une atmosphère fétide et étou ante s’entassent une trentaine de femmes. Elles ont toutes la tête rasée. Au fil des rafles, elles seront jusqu’à soixante à se partager un espace à peine su sant pour dix. Des Ouïgoures pour la plupart, quelques femmes d’ethnies kazakhe ou ouzbèke, aucune Chinoise de la majorité han. « Elles avaient des chaussettes usées et trouées, et toutes avaient les orteils à l’air. Elles les avaient taillées elles-mêmes en les frottant sur la vitre des toilettes afin de confectionner une bande qu’elles enfilaient au niveau des chevilles pour tenter de protéger un peu la peau blessée par le frottement constant des lourdes chaînes de pied… »
Le surpeuplement est tel que, la nuit, les prisonnières dorment à tour de rôle par tranches de deux heures : pendant que la moitié d’entre elles se tiennent debout, les autres peuvent s’allonger, serrées comme des sardines, sur une sorte d’estrade en béton qui occupe les trois quarts de la pièce… Les néons sont allumés jour et nuit. Il n’y a pas de fenêtre, pas de lumière naturelle, pas d’aération. La seule ouverture est une petite trappe dans la porte métallique par laquelle les gardes font passer la nourriture – si brutalement qu’une bonne part tombe sur le sol.
C’est dans ces 20 mètres carrés que les femmes passent l’intégralité de leur journée, sous l’oeil des caméras placées aux quatre coins de la pièce. « On ne sort jamais de la cellule, sauf pour être punie : emmenée en salle d’interrogatoire ou au cachot. » La toilette, les besoins se font au vu et au su de tous, dans un minuscule coin douche-sanitaires qui occupe un côté de la cellule derrière une vitre transparente. Le matin, elles ont une minute pour se laver le visage. Une fois
par semaine, une douche froide de deux minutes, qu’elles doivent prendre à deux dans la cabine aux parois transparentes. Un seul savon est distribué par cellule, qu’elles doivent couper à l’aide d’un peigne en 30 minuscules fragments. « Ça su sait à peine pour se laver le visage et les mains… A cause de l’impossibilité de nous nettoyer, nous avions des maladies de peau épouvantables. Ça fait trois mois que je suis sortie et que je peux me soigner, mais mes démangeaisons m’empêchent toujours de dormir », dit-elle en dévoilant les plaques boursouflées qui dévorent la peau de ses bras et de son ventre.
Hormis vingt minutes d’« exercice » par jour – qui consiste à se mettre debout et à secouer ses membres, sans trop bouger à cause du manque de place – le plus clair de la journée est dévolu à la « rééducation » : elles doivent rester assises au sol, jambes croisées, mains posées sur les genoux, alignées par rangs de quinze, sur trois rangées, à écouter les hautparleurs qui crachent sans cesse de la propagande. « Il faut rester totalement immobile, à regarder le mur et écouter la radio. Si on essaie de chuchoter un mot à sa voisine, si on tourne un peu la tête, les gardes qui nous surveillent grâce aux caméras nous hurlent des injures dans le haut-parleur. Si on récidive, c’est la punition. »
La plus légère des rétorsions, c’est la diminution de la ration de nourriture, pourtant déjà insu sante. L’ordinaire consiste en e et en un petit pain rassis accompagné d’une soupe claire dans laquelle surnage un minuscule morceau de concombre, sans sel et sans une goutte d’huile. Est-ce la malnutrition ou l’e et des injections périodiques ? Les femmes voient leurs règles disparaître.
La punition peut être plus sévère quand une détenue s’exprime en ouïgour : les gardes lui attachent alors les poignets aux chaînes des pieds, l’obligeant à rester tordue dans une position douloureuse. La seule langue autorisée est le chinois, même pour les femmes âgées illettrées qui ne connaissent que leur patois, ou pour une ressortissante étrangère comme Gulbahar. Cette dernière apprendra d’ailleurs rapidement les paroles des hymnes à la gloire du Parti communiste chinois et de Mao que les détenues doivent chanter quotidiennement.
Le châtiment maximal, celui qui fait trembler toutes les femmes, c’est le cachot, un réduit de moins de 2 mètres carrés plongé dans le noir total. « Toutes celles qui ont subi le “trou noir” en sont sorties changées. Elles étaient devenues folles à l’idée que leur eau, leur nourriture et leur corps étaient à la merci des rongeurs qu’elles entendaient courir dans l’obscurité », raconte Gulbahar avec e roi.
Périodiquement, les détenues sont emmenées pour subir des interrogatoires musclés. On attend d’elles qu’elles avouent des crimes variés qui tous se résument à une opposition au Parti. Les femmes, attachées aux terrifiantes « chaises de tigre », sont alors soumises à des tortures, battues, électrocutées… « Elles en ressortaient couvertes de sang, tremblant de tous leurs membres, mutiques… Certaines n’en revenaient pas. »
Des nouvelles de ces camps ayant fuité, les autorités chinoises doivent faire face à un tollé mondial. Pékin a rme que ces camps prodiguent aux Ouïgours des formations à de métiers, des cours de langue chinoise, etc. Ce que Gulbahar conteste avec véhémence : « La plupart de ces femmes appartiennent à l’élite, elles sont avocates, médecins, professeurs, artistes…, et parlent le chinois mieux que les gardes ! Il y a aussi des commerçantes, des employées de municipalité, qui ont un métier ou un business. » Gulbahar se souvient spécialement des toutes jeunes lycéennes, parfois à peine 14 ans, plongées dans une épouvante perpétuelle ; des accouchées désespérées à qui on avait arraché leur bébé et qui devaient se tirer le lait à la main ; des mères de famille folles d’inquiétude sur le sort de leurs enfants en bas âge livrés à eux-mêmes ; des femmes âgées, malades, percluses de rhumatismes…
Pour Gulbahar, les gardes avaient une obsession unique : interdire toute expression de l’identité ouïgoure ou musulmane. Surveillance constante pour empêcher tout ce qui pouvait ressembler aux gestes de la prière ; accès à l’eau réduit pour éviter les ablutions rituelles ; fouilles répétées pour vérifier qu’elles n’avaient pas caché des textes saints dans leurs parties génitales… « Ils veulent nous transformer en zombies sans âme, sans croyance, sans fierté, qui savent juste hurler : “Vive le Parti communiste chinois ! Merci à Xi Jinping pour ses bontés ! Je suis fière d’être chinoise, je suis chinoise !” »
“ELLES RESSORTAIENT [DES INTERROGATOIRES] COUVERTES DE SANG, TREMBLANT DE TOUS LEURS MEMBRES, MUTIQUES…”