FAKE NEWS
Infos bidon et théories complotistes pullulent sur les réseaux sociaux. Qui fabrique ces rumeurs? Comment se propagent-elles? Comment les déjouer? Plongée au coeur du système de la désinformation organisée
Le 11 décembre dernier, Strasbourg compte ses morts après la fusillade perpétrée par Cherif Chekatt sur son marché de Noël. Le pays, sous tension depuis plusieurs semaines avec les affrontements entre « gilets jaunes » et forces de l’ordre, voit resurgir le spectre de Daech. « Habile pour stopper le mouvement des GJ. Bien joué », écrit Marc sur Twitter. « C’est un complot, un coup d’Etat attention pasque [sic] maintenant ça va faire mal », ajoute Alfonso. D’autres y voient la main « des services secrets ». Même Maxime Nicolle, alias Fly Rider, figure radicale des « gilets jaunes » s’y met, déclarant sur Facebook : « Dites-vous bien que le mec qui veut faire un attentat vraiment, il attend pas qu’il y ait 3 personnes dans une rue le soir à 20 heures, il va au milieu des Champs-Elysées quand il y a des millions de personnes et il se fait exploser. »
Les plus paranoïaques avancent une preuve, une image issue de BFM TV reproduisant un tweet de la préfecture du Bas-Rhin daté de 11h47 appelant à éviter le secteur touché. Soit bien avant que Cherif Chekatt n’agisse. Pure fake news : par défaut, Twitter est réglé sur l’heure du Pacifique… Soit 9 heures de moins qu’en France. Les administrateurs de groupes Facebook de « gilets jaunes » ont réagi en condamnant ces théories malsaines. Mais une fake news ne meurt jamais sur les réseaux sociaux. Car cette industrie de plusieurs milliards tourne à plein régime. Comme le trafic de drogue, qui a besoin de cultivateurs, de passeurs, de revendeurs, de junkies, de parrains, elle a son prolétariat, ses centres logistiques, ses consommateurs et ses parrains. A l’inverse des cartels, elle ne tue pas. Mais elle menace la démocratie.
Aujourd’hui, la désinformation règne sur Facebook, YouTube, Twitter, Snapchat, le pire éclipse le meilleur, le faux prend le pas sur le vrai, le mensonge avéré sur le fait vérifié. Des plus anodines aux plus ignobles, fausses informations et idées complotistes contaminent la Toile à la vitesse de l’éclair. Celles consécutives aux attaques terroristes, à New York comme à Paris, sont des classiques. Mais aucun sujet n’échappe aux fake news : réchauffement climatique, santé, rendez-vous électoraux, chiffres sur l’immigration. Le pays des Lumières est lui-même rongé par la défiance envers ses institutions. La France de Pierre et Marie Curie met en doute jusqu’à la science. Ce sont 8 Français sur 10 qui croient à une ou plusieurs théories conspirationnistes, atteste l’étude inédite conduite par l’Université de Cambridge, dont nous publions les résultats (voir p. 30). Mêmes chiffres dans le sondage Ifop réalisé pour la Fondation Jean-Jaurès et le site français Conspiracy Watch. « Nous faisons collectivement face à un phénomène majeur, qui imprègne les représentations collectives à un degré préoccupant », estime Rudy Reichstadt, fondateur du site.
L’OEUVRE DES ALGORITHMES
Les réseaux sociaux sont devenus des agents de déstabilisation politique. En France, mais aussi dans toute l’Europe, la théorie du « grand remplacement », qui voudrait qu’un plan secret organise la « submersion » des populations « de souche » par des musulmans venus du Maghreb et d’Afrique, gangrène les esprits. La fachosphère est à la manoeuvre, plus active que jamais dans la perspective des européennes de mai. La France en a eu la démonstration sur le pacte de Marrakech, signé le mois dernier par Emmanuel Macron. Ce texte préparé sous l’égide des Nations unies, destiné à mieux coopérer sur les migrations, a été salué par un déchaînement de fake news – « ouverture totale des
frontières », « c’est donner la souveraineté de la France à l’ONU » – attisé par Marine Le Pen. Sachant qu’une fausse information a un potentiel viral six fois supérieur à celui d’une vraie, selon le MIT, on mesure la contagion.
L’Histoire regorge de contrevérités, d’écrits apocryphes, d’opérations de désinformation élevées au rang d’art par le KGB de Staline ou les mensonges organisés par l’administration Bush à l’origine de la guerre en Irak. Mais la nouveauté tient aujourd’hui à une crise de confiance inédite envers les institutions et à un changement d’échelle phénoménal dans la circulation de l’information. Prenons Facebook: toutes les vingt minutes s’y échangent dans le monde 2,7 millions de messages, 1 million de liens, 2,7 millions de photos, 10 millions de commentaires… De quoi nourrir un tsunami de fake. Filant la métaphore boursière, Matthew d’Ancona, éditorialiste au « Guardian » et auteur d’un livre intitulé « Post-vérité, guide à l’ère des fake news », déplore la « chute libre de la valeur vérité » : « Nous assistons au triomphe du viscéral sur la raison, de la simplicité trompeuse sur l’honnêteté complexe. » Mounir Mahjoubi, le secrétaire d’Etat au Numérique venu de l’univers des start-up, alerte : « Nous avons un problème avec le vrai. Le complot, c’est délicieux, ça sonne bien, ça ressemble plus à la vérité que la vérité ! On accepte d’y croire parce que c’est simple. »
Désormais, chacun a « sa » vérité. Et chacun peut être son propre média, sur Facebook, YouTube, Twitter, Instagram, WhatsApp… Casquette vissée en arrière et barbe rousse, Maxime Nicolle est ainsi devenu quelqu’un dans la galaxie des groupes des « gilets jaunes » sur Facebook. Sa page « Fly Rider Infos Blocage » est l’une des plus suivies du mouvement, avec plus de 150 000 membres. Il suffit à cet intérimaire des Côtes-d’Armor de se poster face à son ordinateur pour livrer son analyse des événements et ses prophéties, propos complotistes inclus. Sidérant mais pas étonnant : quand il est question de s’informer, Facebook, suivi de YouTube, talonne désormais la télé et la radio, frappées de défiance. Pour les infos, révèlent les sondages, une majorité de gens font désormais davantage confiance à leur famille et à leurs amis (1). Les médias professionnels commettent des erreurs et ne sont pas à l’abri de manipulations. La déontologie leur impose de vérifier l’information et d’en recroiser les sources. Ils sont censés, aussi, la hiérarchiser. Leur devoir est de reconnaître quand il y a eu erreur ou intoxications, ce qui, malheureusement, ne va pas toujours de soi. La philosophe Hannah Arendt avait mis en garde contre la fragilité des faits. Cette fragilité a désormais gagné les démocraties en crise.
Le web 2.0, imaginé comme une vaste agora collaborative, a produit in fine de l’entre-soi. Nous échangeons au sein de « bulles », grâce à une personnalisation mise en place à notre insu. C’est l’oeuvre des algorithmes. Guillaume Chaslot, fondateur d’AlgoTransparency et ex-salarié de YouTube, a révélé le pot aux roses sur le système de recommandation des vidéos du mastodonte. « Je me suis rendu compte que les algorithmes qu’on produisait enfermaient les utilisateurs dans
“LE COMPLOT, C’EST DÉLICIEUX, ÇA SONNE BIEN, ÇA RESSEMBLE PLUS À LA VÉRITÉ QUE LA VÉRITÉ.” MOUNIR MAHJOUBI, SECRÉTAIRE D’ÉTAT
des “bulles filtrantes” », a-t-il raconté. Il avait proposé de donner plus de contrôle à l’utilisateur « afin qu’il ne se fasse pas entraîner de manière passive dans des groupes de vidéos juteuses pour YouTube, comme celles des théories du complot ». Aucun responsable de la firme n’a poussé le projet. Et pour cause: ces correctifs risquaient de réduire le temps de visionnage, un sérieux manque à gagner. Conclusion de Chaslot : « Le coeur du problème, ce ne sont pas les fake news, mais le fait que celles-ci soient recommandées automatiquement. Si les gens voyaient à quel point l’algorithme amplifie les théories racistes ou fascistes, qui font le plus réagir et maximisent le temps de vue, ils inciteraient YouTube et Facebook à agir. »
DU FAUX À L’ÉCHELLE INDUSTRIELLE
Le business des fake news n’est pas seulement juteux pour les plateformes. Des « artisans » y trouvent leur compte. Alors que nous cherchions la provenance d’une fake news racontant que « la maquilleuse de Brigitte Macron touche 10000 euros mensuels », nous sommes tombés sur Nordpresse et son créateur, Vincent Flibustier. « Cet article, je ne l’ai pas écrit moimême, je ne sais même pas si je l’ai lu jusqu’au bout. C’est potache et un peu con, mais c’est comme un tube en musique, ça marche ! » Il nous explique que le marché est « de 1 euro de recette publicitaire pour 1000 pages vues. Un article qui a très bien marché, c’est entre 100000 et 150000 pages vues ». A une époque, il postait dix articles par jour, de quoi gagner sa vie. Flibustier le bien nommé prétend user de la satire pour mieux dénoncer les fake news. Mais il partage volontiers ses articles sur des groupes d’extrême droite… Il anime aussi des sessions d’éducation aux médias dans les établissements scolaires. Ce qui n’est guère plus rassurant.
En France, Mike Borowski se met en scène dans des vidéos sur Facebook. Le créateur du site Lagauchematuer se dit ancien militant UMP. L’équipe des Décodeurs du journal « le Monde » a eu l’idée de comparer la viralité de son site à celle de Libération. fr. D’un côté, un blog fort d’une dizaine de contributeurs et pourvoyeur de fake news ; de l’autre, un média d’information généraliste alimenté par une centaine de journalistes. Le résultat est à désespérer : en 2017, le blog de Borowski totalisait 13,6 millions
“C’EST CE QUE J’APPELLE LE COMPLOTISME ARROGANT, À DISTINGUER DU COMPLOTISME DIFFUS. POUTINE EST DANS LA VENGEANCE.” PHILIPPE DE LARA, PROFESSEUR À ASSAS
de mentions « j’aime », partages et commentaires sur Facebook quand Libé en affichait 11,4 millions.
L’empire du faux, c’est aussi ses industries lourdes. Les cybersoldats de Poutine, par exemple. Grâce au travail d’une journaliste russe, Lyudmila Savchuk, infiltrée dans une des principales usines (ou « fermes ») à trolls de son pays, l’Internet Research Agency de Saint-Pétersbourg, on en sait plus sur leurs activités. Savchuk décrit une organisation rodée, où plusieurs centaines de jeunes, animés par « le sentiment de servir leur pays », sont payés 400 dollars par mois pour créer des faux profils en ligne et propager des fake news. Ces dernières sont « produites par une autre ferme dédiée à leur création, qui tord les faits ou les invente ». L’Internet Research Agency est dans le viseur des autorités américaines pour interférence dans la présidentielle de 2016 et l’élection de Donald Trump. L’enquête est ardue car les réseaux blanchissent l’origine des faux et la délocalisation des activités brouille les pistes (voir reportage en Macédoine p. 34). Le procureur Robert Mueller, chargé de l’enquête, vient d’inculper 13 citoyens et 3 entités russes. Principal accusé : Evgueni Prigojine, un allié de Vladimir Poutine.
« C’est ce que j’appelle le complotisme arrogant, à distinguer du complotisme diffus, analyse Philippe de Lara, professeur en sciences politiques à Assas. Les “gilets jaunes” sont, par exemple, les clients d’un complotisme diffus, déprimé. Le monde est lourd de menaces, épidémies, bouleversements climatiques, islamistes… Le “on nous dit rien, on nous cache tout” permet d’enrayer l’angoisse, la panique. » Le complotisme arrogant, lui, « propage des informations auxquelles ses acteurs ne croient pas eux-mêmes. Poutine est dans la vengeance, l’expansionnisme. La destruction de l’Union européenne, pour étendre son influence sur le continent, est son objectif ».
ACQUÉRIR DES RÉFLEXES UTILES
A l’Elysée, comme dans les couloirs de la Commission, on se prépare à vivre des semaines inflammables d’ici aux européennes avec la dissémination à grande échelle de rumeurs. Ce sera le baptême du feu pour la loi contre ces fake news. Emmanuel Macron en avait fait l’annonce en janvier 2018, insistant sur la nécessité d’enrayer le phénomène en période électorale. En présentant ses voeux pour 2019, il a enfoncé le clou : « On peut débattre de tout, mais débattre du faux peut nous égarer, surtout lorsque c’est sous l’impulsion d’intérêts particuliers. » Il a fait « le voeu de vérité [...] afin de demeurer une démocratie robuste, de mieux nous protéger des fausses informations, des manipulations et des intoxications ». Macron le sait, il est déjà la cible numéro un des faussaires en tout genre. L’apparition, cet été, d’un compte Twitter intitulé Le Journal de l’Elysée, avec faux logo officiel, agace élus, ministres et président. Le compte « parodique » pilonne les éléments de langage de la majorité.
Il suffit d’un faible investissement pour se lancer dans ce business, comme l’a rappelé la Commission européenne : avec 2 600 euros, il est possible de s’offrir 300 000 followers sur Twitter ; avec 5 000 euros d’acheter des commentaires haineux ; et il en coûte 40000 euros pour lancer une opération de propagande… Une misère pour déstabiliser une démocratie !
Comment combattre l’empire du faux ? Les plateformes, simples hébergeurs, pourraient devenir des éditeurs (avec une responsabilité éditoriale). Facile à dire, difficile de contraindre ces mastodontes à changer de cap. La campagne Delete Facebook, quoique spectaculaire, n’a pas fait dévier le géant.
Mais chaque usager de ces plateformes peut acquérir des réflexes utiles et interroger ce qu’il a sous les yeux. « Qui a fabriqué ce récit ? A qui profite-t-il ? Il faut systématiquement se poser ces deux questions », insiste Hugo Leal, coauteur de l’étude de l’Université de Cambridge. Stupéfait de constater que un Français sur quatre croit à une conspiration sur les vaccins, il alerte sur les intérêts économiques qu’en tire l’industrie des médecines alternatives. Le précédent Alex Jones doit, dit-il, nous éclairer : « Cet animateur américain et conspirationniste numéro un a bâti son empire médiatique en faisant la promotion et la vente de compléments alimentaires. » Tous en sont persuadés, la mère des batailles doit se livrer à l’école, dès le plus jeune âge. A quand des cours d’éducation aux médias et à la désinformation, aussi indispensables que les mathématiques, la science et l’histoire ? Il y a urgence.