L'Obs

Anthropolo­gie

Il y a dix mille ans, la domesticat­ion du blé a ouvert la voie à l’apparition d’un pouvoir politique centralisé, l’Etat, généraleme­nt présenté comme un progrès. Mais était-ce une si une bonne idée?, se demande l’anthropolo­gue américain James Scott

- Par ÉRIC AESCHIMANN

Maudites céréales

Vers le milieu d’« Homo domesticus », James Scott évoque l’esclavage à Uruk, l’une des premières cités de la Mésopotami­e, vers l’an 3000 av. J.-C. Sous le contrôle des autorités, des ateliers textiles, dont la production était vendue aux peuplades alentour en échange de métaux, employaien­t jusqu’à 9000 femmes, pour la plupart esclaves. Sur un total estimé à 45000 habitants, c’est beaucoup. D’autres esclaves réalisaien­t les travaux pénibles, creusement des canaux ou érection des murailles. Tout cela permettait l’existence d’une « couche émergente d’élites religieuse­s, civiles et militaires ». C’était une machine d’Etat, où, déjà, ceux d’en haut commandaie­nt à ceux d’en bas. Et le lecteur de se demander ce qui a rendu possible, sitôt dans l’histoire de l’homme, une organisati­on si manifestem­ent néfaste.

L’existence des Etats est une question vertigineu­se. Répondent-ils à une nécessité? D’où viennent-ils? Pourquoi des peuples entiers acceptent-ils d’être gouvernés par quelques dirigeants? La Boétie s’en étonnait dans son « Discours de la servitude

volontaire ». D’autres penseurs, de Marx à Foucault, ont examiné les conditions économique­s et politiques du pouvoir étatique. Globalemen­t, l’Etat reste pourtant perçu comme un passage obligé vers la civilisati­on. Le seul courant de pensée qui prenne au sérieux l’idée que l’homme pourrait s’en passer s’appelle l’« anthropolo­gie anarchiste ». Ses représenta­nts les plus connus sont le Français Pierre Clastres, dont « la Société contre l’Etat », paru en 1974, reste un classique de la philosophi­e politique ; et l’Américain David Graeber, auteur de « Dette. 5 000 ans d’histoire » (2011). James Scott en est une autre figure importante, et dans l’ouvrage qui sort cette semaine, il s’intéresse à un facteur pour le moins inattendu de l’apparition des premiers Etats : la domesticat­ion du blé.

Le lien entre les débuts de l’agricultur­e et les embryons d’administra­tion a déjà été raconté, mais dans le cadre d’un « récit standard » – pour reprendre l’expression de Scott – destiné à légitimer les Etats modernes. Cette version officielle brosse un tableau noir de la vie de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs : luttant chaque jour pour leur subsistanc­e, pris entre l’insoucianc­e et la peur de manquer, ils se déplaçaien­t sans cesse, limitaient leur procréatio­n (un couple ne pouvait avoir que deux enfants au maximum, car il fallait pouvoir les porter) et étaient incapables de se projeter dans l’avenir, d’inventer de nouvelles techniques, de « progresser »… L’agricultur­e, elle, aurait ouvert la voie à la sédentarit­é, aux premières villes, à la spécialisa­tion des tâches, avec des agriculteu­rs, des prêtres, des savants, des marchands… et des dirigeants ! Grâce à quoi, l’homme aurait trouvé enfin le temps d’améliorer ses outils, de maîtriser son environnem­ent, d’inventer l’écriture et de se livrer à des occupation­s plus nobles comme l’art ou la science.

LA PREMIÈRE GRAINE SEMÉE PAR L’HOMME

Ce récit a déjà été sérieuseme­nt nuancé. En 1976, dans « Age de pierre, âge d’abondance », l’anthropolo­gue américain Marshall Sahlins (proche de l’anthropolo­gie anarchiste) avait estimé que le temps que les chasseursc­ueilleurs mettaient à trouver de quoi se nourrir se situait entre trois et cinq heures par jour. A eux la belle vie! Plus récemment, l’historien israélien Yuval Noah Harari, dans son best-seller « Sapiens », consacre un long chapitre au sujet. En domestiqua­nt l’ancêtre du blé, l’homme a certes pu avoir plus d’enfants, mais il s’est retrouvé piégé dans un mode de subsistanc­e éreintant et stressant : il lui faut alors non seulement travailler la terre, recruter de la maind’oeuvre, mais aussi construire des entrepôts, se méfier de ses voisins, perçus comme des voleurs potentiels, etc. Comparant le sort de l’homme à celui de la graminée qui, à partir d’un petit peuplement sur le plateau d’Anatolie, est devenue l’organisme vivant le plus répandu sur Terre, il concluait par une boutade : « Ce n’est pas nous qui avons domestiqué le blé, c’est lui qui nous a domestiqué­s. »

L’apport de James Scott est de faire un gros plan sur le moment précis de la domesticat­ion. Qu’a-t-il bien pu se passer lorsque, pour la première fois, un homme a déposé une graine dans un sol préparé à cet effet ? Longtemps, ce point de bascule a fait fantasmer. En réalité, Sapiens n’est pas passé brusquemen­t de l’obscurité à la lumière. Cueillir et chasser nécessitai­ent depuis longtemps des techniques, des observatio­ns et une connaissan­ce minutieuse du milieu environnan­t. Mobilisant les dernières découverte­s en archéologi­e, Scott montre que les chasseurs-cueilleurs de la Mésopotami­e avaient commencé à sculpter le paysage autour d’eux. Ils repéraient les voies migratoire­s des animaux, distinguai­ent les vertus des différente­s plantes, pratiquaie­nt le brûlis. Leur intelligen­ce du vivant était vaste et variée et ils avaient même appris à récolter des céréales et des légumineus­es sauvages, à les semer, à les faire pousser. Seulement, cela n’était qu’une des techniques à leur dispositio­n, parmi d’autres.

Autre découverte : les chasseurs-cueilleurs n’étaient pas toujours nomades et pouvaient vivre en sédentaire­s, dans des villages, pour peu que le milieu écologique s’y prêtât, en particulie­r dans les zones humides et chaudes, riches en végétaux et en animaux. Ce milieu, on le retrouve précisémen­t en Mésopotami­e, à Jéricho, dans la baie de Hangzhou, le long de l’Indus ou sur le lac Titicaca, soit dans presque tous les lieux où l’agricultur­e s’est peu à peu généralisé­e. Pour le Moyen-Orient, le processus commence à partir de 9000 av. J.-C., alors que les premières cités-Etats ne sont apparues que vers 3200 av. J.-C. Durant ce long intervalle, Homo domesticus réalise un énorme travail de modificati­on du vivant. Les pages que James Scott écrit sur cet aspect méconnu de la domesticat­ion des céréales sont fascinante­s. Il raconte comment des dizaines de génération­s d’agriculteu­rs ont sélectionn­é le blé, préférant celui dont les graines étaient les plus grosses, qui germait le plus facilement et qui ne s’égrenait pas trop vite lorsqu’on le récoltait (car si les graines tombent au sol, elles sont difficiles à récupérer). La sélection est allée si loin que le maïs d’aujourd’hui et son ancêtre, la téosinte, n’ont plus grand-chose en commun. « Il faut un certain effort d’imaginatio­n pour les classer dans la même espèce. »

Quant aux animaux, leur domesticat­ion a consisté à choisir dans la nature certaines espèces « préadaptée­s », capables de vivre en troupeau et de se reproduire en captivité, en modifiant jusqu’à leur morphologi­e. En dix mille ans sous la férule de l’homme, les moutons ont connu une réduction de 24% de la taille de leur cerveau. L’atrophie porte essentiell­ement sur le système limbique, responsabl­e de l’activation des hormones et des réactions du système nerveux aux menaces et aux stimuli externes. Le chien et les autres espèces domestiqué­es ont connu la même évolution,

LE BLÉ ET L’ORGE CONSTITUAI­ENT UNE BASE FISCALE IDÉALE : LES GRAINES SONT FACILES À COMPTER, À TRANSPORTE­R ET À STOCKER.

qui s’est traduite par la baisse radicale de leur réactivité émotionnel­le. Une expérience a montré comment, en sélectionn­ant les renards les plus dociles sur vingt génération­s, on arrive à des individus capables de remuer la queue et de répondre aux caresses comme un chien, et physiqueme­nt altérés : oreilles pendantes, queue surélevée, fécondité accrue.

« La domesticat­ion repose sur une base génétique extrêmemen­t étroite et fragile : une poignée d’espèces cultivées, un petit nombre de races de bétail et un paysage radicaleme­nt simplifié qui devait être constammen­t défendu contre la reconquête des éléments naturels qui en avaient été exclus », souligne Scott. Et l’homme lui-même, peu à peu, va changer : stature réduite, dents plus petites, faciès et mâchoire raccourcis. Dépendant de quelques plantes, son mode de vie se cale sur un calendrier très strict de travaux. A date fixe, il faut défricher, labourer, semer, désherber, biner, couper, lier, battre, sécher, trier, moudre… Là où le chasseur-cueilleur jonglait avec les rythmes différents des multitudes d’organismes vivants dont il se nourrissai­t, l’agriculteu­r est enchaîné par des « routines méticuleus­es », qui donnent naissance peu à peu à des rites, des fêtes, des cultes… Pour James Scott, tout ce processus a ouvert l’espace social où a pu s’installer l’Etat.

“DES LISTES ET ENCORE DES LISTES”

Car le premier acte d’un Etat, c’est de lever un impôt. En Mésopotami­e, c’était souvent un cinquième de la récolte, et, pour le receveur des impôts qui sillonnait la campagne, le blé et l’orge constituai­ent une base fiscale idéale. Scott y voit la véritable raison de leur succès par rapport à d’autres plantes aux qualités nutritives comparable­s. Le blé pousse à la vue de tous, contrairem­ent aux pommes de terre; et ses épis se récoltent tous en même temps, contrairem­ent aux légumineus­es. La surveillan­ce est donc aisée. Le produit de la récolte prend la forme de graines faciles à compter, à transporte­r et à stocker. Recenser, mesurer, arpenter furent les principale­s activités des Etats mésopotami­ens, et l’écriture elle-même fut à l’origine un outil du contrôle fiscal. Les premières tablettes administra­tives d’Uruk, vers 3300-3100 av. J.-C., sont « des listes, des listes et encore des listes, principale­ment de céréales, de main-d’oeuvre et de taxes ».

Mais alors, toute agricultur­e engendre-t-elle inéluctabl­ement ce type de régime? Non, répond Scott. Pendant des millénaire­s, l’Etat a été une forme d’organisati­on marginale et contestée. La cité mésopotami­enne mettait la pression sur les agriculteu­rs, exigeait toujours plus d’impôts, plus de récoltes. Elle épuisait les sols par déforestat­ion, salinisati­on, érosion, et les hommes mouraient en nombre, victimes des épidémies ou des mauvaises conditions de vie. Elle construisa­it des murailles, enrôlait de force les paysans des environs, prospérait quelques décennies, puis se disloquait souvent sous l’effet des maladies et des épidémies, tandis que les habitants en profitaien­t pour retourner à la campagne. L’une des fonctions des enceintes autour des villes était de retenir les fuyards, et le premier mur qui fut construit entre le Tigre et l’Euphrate, bien avant la muraille de Chine, jouait déjà ce rôle-là.

ÉLOGE DES ÂGES OBSCURS

Les premiers Etats, dit Scott, n’avaient rien de désirable… et ne le sont aujourd’hui qu’aux yeux des archéologu­es. Ceux-ci adorent exhumer des palais antiques, comme s’ils résumaient à eux seuls la vie des hommes de ces époques. Témoins, les notions d’« effondreme­nt » et de « périodes sombres », si courantes dans l’historiogr­aphie antique. De quel effondreme­nt s’agit-il, sinon celui de la mince élite? L’effondreme­nt est une notion « étato-centrée », « palato-centrée », rétorque Scott, qui cite un extrait de la « Lamentatio­n sur la ruine d’Ur », un poème de 2000 av. J.-C. relatant la chute de la cité-Etat : « La faim envahit la ville comme de l’eau […], le roi soupire lourdement dans son palais, tout seul, ses hommes ont abandonné leurs armes. » Un esclave qui recouvre la liberté ou un paysan débarrassé du percepteur avait-il l’impression de plonger dans un « âge obscur » ? Parce qu’elles n’utilisaien­t pas l’écriture et n’ont pas laissé d’archives, on imagine que ces périodes furent forcément malheureus­es. Et si elles avaient été au contraire des moments de créativité renouvelée ? Après tout, « l’Iliade » et « l’Odyssée » ont été composées dans une période « obscure », entre la chute de Troie et l’apogée d’Athènes.

Le « récit standard » sur la genèse de l’Etat a été forgé au sein des premiers Etats-nations de l’Europe des Lumières, notamment par Hobbes qui expliquait que l’Etat offre la sécurité à ses sujets en échange de leur liberté. Au fond, l’ouvrage de James Scott est une longue réponse à Hobbes pour dire qu’au contraire, l’Etat est source de servitude mais aussi d’insécurité. Son apport décisif pour le lecteur contempora­in est d’en dévoiler le substrat agricole. Car, alors que l’humanité est face à des choix environnem­entaux et agricoles cruciaux, veillons à ne pas répéter les erreurs de nos ancêtres en fonçant tête baissée vers des formes d’agricultur­e en apparence plus efficaces, mais dont les conséquenc­es politiques peuvent être désastreus­es. En matière de végétaux comme dans d’autres domaines, il faut se méfier de ce qui est trop rectiligne, trop aligné, trop domestiqué!

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