Sociologie
A l’heure des “gilets jaunes”, l’urbaniste Eric Charmes publie “la Revanche des villages”, où il estime que l’opposition entre les grandes métropoles et les zones périurbaines est dépassée
La campagne n’est pas si loin de la ville
O n aurait aimé avoir lu ce livre avant le mouvement des « gilets jaunes », il nous aurait protégés des analyses caricaturales. Eric Charmes s’intéresse depuis longtemps au « périurbain », cet espace vaste et hétérogène qui n’est ni la grande ville, ni la banlieue proche, ni la ruralité profonde, un espace qui rassemble presque un quart de la population française et dont on a dit que les occupants des rondspoints étaient une émanation directe.
Beaucoup a été dit sur les grandes fractures dont serait faite la France d’aujourd’hui, notamment celle qui opposerait des centres urbains dynamiques et ouverts au monde à des périphéries délaissées et renfermées sur elles-mêmes. Beaucoup d’interprétations ont renvoyé dos à dos des modes de vie et des aspirations inconciliables. Que ce soit pour dénigrer cette France périurbaine ou pour justifier son ressentiment, l’idée s’est peu à peu installée que notre pays était désormais coupé en deux. Dans son dernier livre, Eric Charmes invite à la nuance. Pour lui, le périurbain est la manifestation la plus évidente d’une réalité nouvelle : « La vieille opposition entre villes et campagnes est dépassée. »
Si l’exode rural continue d’être une réalité dans certaines régions, de nombreux villages voient leur population s’agrandir. « Aujourd’hui les petites communes rassemblent une part de la population française équivalente à celle qui était la leur dans les années 1960. » Qu’est-ce qui caractérise ces communes? Elles se situent dans la zone d’influence d’une grande ville. Pour le dire autrement, ce qui dynamise les campagnes, c’est de devenir les satellites d’une métropole. Les gens qui quittent les centres pour le grand air choisissent souvent leur lieu de résidence en fonction du lien à la ville et restent attachés à celle-ci, par l’emploi notamment. La vraie rupture avec la ville est assez minoritaire.
Par ailleurs, on observe depuis les années 1960 une convergence des modes de vie ruraux avec les modes de vie urbains. Des différences subsistent, bien sûr, mais elles sont moindres que celles observables au sein des grandes agglomérations : en matière de pratiques quotidiennes, « les quartiers bourgeois des centres sont plus distants des banlieues populaires que des villages embourgeoisés du Luberon ». S’opère un
« brouillage des frontières vécues » qui dépendent des modes de vie de chacun. Des gens vivent à la campagne mais travaillent et trouvent en ville leurs distractions. D’autres vivent en zone pavillonnaire, pas loin du centre, mais en sortent peu.
Dès lors, c’est le rapport au village qui s’est transformé : « L’un des changements les plus marquants est le passage de la communauté politique (où des gens qui n’ont pas choisi de vivre ensemble s’interrogent sur ce qu’ils ont en commun) au club résidentiel (où des gens qui ont choisi de vivre ensemble sont unis derrière la défense de leur cadre de vie). » Eric Charmes appelle ce phénomène la « clubbisation ». Faut-il n’y voir qu’un renfermement sur soi et une crainte de l’autre qui expliqueraient en partie la montée du Rassemblement national dans ces zones? Encore une fois, c’est plus compliqué. D’abord, une évolution semblable s’observe dans les villes, où « le quartier tend à devenir un club plutôt qu’une communauté politique ». Ensuite, vivre en dehors d’une grande ville conduit-il vraiment à l’entre-soi ? « Les expériences quotidiennes des périurbains et des habitants des campagnes urbaines ne sont pas aussi plates et aseptisées que le laissent entendre certaines critiques. » Et l’auteur de citer les grands centres commerciaux où se retrouvent les populations très différentes : « Des femmes voilées y côtoient des militantes du Front national, des adolescents en mal d’aventures y côtoient des pères de famille venus avec leurs enfants. » Enfin, ces villages voient émerger des engagements locaux qui contrecarrent la stricte logique de clubbisation. On y voit apparaître des associations oeuvrant au lien avec l’agriculture, des mesures d’aide à l’installation de jeunes ménages, des mobilisations pour le maintien de classes. Au point qu’Eric Charmes y voit le ferment d’un « droit à l’expérience concrète de l’agir en commun » qui pourrait faire du village ou de la petite ville un lieu politique plus intéressant que la simple défense d’un mode de vie.
Autre question, qui touche cette fois au regard que l’on porte sur ces lieux : dans quelle mesure l’étalement urbain joue-t-il contre la transition écologique? On le sait, l’habitat individuel – en particulier loin des centres – accroît la dépendance à la voiture, entraîne l’artificialisation des sols (la maison individuelle occupe du terrain), est coûteux en énergie et en infrastructures publiques (réseaux routiers et numériques). Bref, « le rêve de la maison individuelle à la campagne peut toujours être considéré comme égoïste et inconscient ». Cette idée a longtemps prévalu, et on l’a souvent entendue lors du mouvement des « gilets jaunes ».
Là encore, Eric Charmes tempère. Si l’on s’en tient aux transports, la campagne est certes moins écologique au quotidien que la ville. Mais la vie urbaine incite davantage à des déplacements ponctuels fortement émetteurs de CO2, par exemple un aller-retour lointain en avion pour les vacances. Quant à l’artificialisation des sols, quantitativement, elle ne guette pas la France qui a encore beaucoup de place pour l’extension des villes. La menace pour l’agriculture est plutôt qualitative : l’habitat en zones rurales peut avoir des conséquences sur la biodiversité et le paysage, et engendre des conflits entre agriculteurs et résidents des territoires urbanisés autour de l’usage des pesticides, des nuisances sonores, etc. Le problème est donc moins l’étalement urbain en lui-même que son émiettement, le fait que les villages s’étendent de manière non planifiée, non coordonnée.
On touche là un point important du raisonnement de l’auteur : le rôle des pouvoirs publics dans ce processus. Le problème n’est pas la périurbanisation de la France en soi, mais le fait qu’elle ne soit pas pensée comme un fait politique global. Eric Charmes invite à réfléchir autant à un plan d’ensemble d’aménagement du territoire qu’au pouvoir des municipalités, conditions pour faire converger des aspirations individuelles légitimes et des préoccupations collectives nécessaires. Si le « grand débat national » organisé par le gouvernement en est vraiment un, il devra poser ces questions.