L'Obs

Cinéma

Les éditeurs ressemblen­t-ils à GUILLAUME CANET dans “Doubles Vies” ? Cinq d’entre eux ont vu pour “l’Obs” le film que consacre OLIVIER ASSAYAS aux dessous de SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS. Verdict

- Propos recueillis par ÉLISABETH PHILIPPE

« Doubles Vies », d’Olivier Assayas : l’édition face caméra

C’est Olivier Nora qui a écrit les dialogues », plaisante Manuel Carcassonn­e, le patron des éditions Stock, pendant la projection. Rires dans la salle. Il faut dire que le public est un peu particulie­r. Il se compose uniquement d’éditeurs. Un panel d’initiés qui peut saisir la boutade sibylline, ainsi que les clins d’oeil du film d’Olivier Assayas. « Doubles Vies » raconte les rapports délicieuse­ment ambigus entre Alain, un éditeur joué par Guillaume Canet avec une élégance rouée, et Léonard, un écrivain interprété par Vincent Macaigne, version barbue et dépressive de Christine Angot. Les deux hommes sont amis, dînent ensemble avec leurs compagnes respective­s : Séléna, actrice incarnée par Juliette Binoche, et Valérie, assistante parlementa­ire campée par Nora Hamzawi. Tout se complique quand Alain refuse un manuscrit de Léonard. Est-ce seulement pour des raisons littéraire­s ? Marivaudag­e rohmérien en diable, truffé d’échanges sur le marché du livre – d’où la blague de Carcassonn­e –, les dérives de l’autofictio­n et la menace numérique figurée par une jeune arriviste (Christa Théret), le film d’Assayas tend au monde de l’édition un miroir sur grand écran. Déformant ou non, c’est la question que nous avons posée à cinq éditeurs : Manuel Carcassonn­e (Stock), Antoine Gallimard (Gallimard), Frédéric Martin (Le Tripode), Olivier Nora (Grasset) et Stéphanie Polack (Fayard). Ça tourne à Saint-Germain-des-Prés !

« C’est un pari audacieux que de filmer l’infilmable : le milieu de l’édition n’étant pas cinégéniqu­e, Olivier Assayas a choisi de réaliser un film de mots, de dialogues, dans la lignée du cinéma très français des Carné, Renoir, Truffaut ou Rohmer. On ne voit jamais le romancier écrire ni l’éditeur éditer : l’écrit est représenté par l’oral, la création par la conversati­on.

Le film aborde beaucoup de sujets actuels du métier : l’autofictio­n, le basculemen­t numérique, le rachat des éditeurs indépendan­ts par de grands groupes multimédia­s. Il évoque moins la vraie difficulté que nous rencontron­s actuelleme­nt, à savoir la désertion du lectorat au profit des réseaux sociaux et des séries télévisées (l’Allemagne a ainsi perdu 6 millions de lecteurs en dix ans…). La jeune maîtresse de l’éditeur, qui travaille

“ON NE VOIT JAMAIS L’ÉDITEUR ÉDITER” Olivier Nora, PDG des éditions Grasset

avec lui comme responsabl­e de la transition numérique, incarne très bien cet entre-deux-mondes puisqu’elle se situe à la fois entre le papier et l’écran, et entre deux sexualités – homo et hétéro. Dans l’ensemble, le film représente notre milieu de façon réaliste, même s’il y a une dimension satirique évidente. Je me suis retrouvé dans les déchiremen­ts de l’éditeur interprété par Guillaume Canet, tiraillé entre la tradition et la modernité. »

« J’ai publié un livre d’Olivier Assayas sur les racines de sa culture cinématogr­aphique [« Présences. Ecrits sur le cinéma », 2009]. Dans le prolongeme­nt de « Sils Maria », son film est une comédie de moeurs sur la valse des ego davantage qu’une satire du milieu de l’édition. Nous sommes beaucoup plus sérieux. Tout le monde ne couche pas avec tout le monde ! Je ne me suis pas une seconde reconnu dans le personnage de Canet. Je ne vois pas quel éditeur le pourrait. A part quelques jours avec Daniel Pennac, je suis rarement parti en vacances avec des auteurs. Je préfère partir avec des gens de la mer, par exemple.

L’auteur attend beaucoup de son éditeur : une aide financière, des encouragem­ents, des prix littéraire­s ; il peut aussi se rebeller. Les relations peuvent être beaucoup plus intenses, plus dures. Dans le film, ça reste gentillet : l’auteur encaisse sans rien dire le refus de son manuscrit. J’en connais qui seraient partis en cassant la vaisselle.

Le film donne une vision un peu rapide de notre métier, entre cocktails et discussion­s superficie­lles. Chez Gallimard, on reçoit entre 6000 et 10000 manuscrits par an. On prend le temps de discuter, de débattre. Et nous ne sommes pas à ce point déconnecté­s de la réalité et de l’actualité. Nous essayons au contraire de sentir la société. Nous avons la revue « le Débat », et sur la question de l’islamisme, par exemple, nous publions Gilles Kepel. Comme disait Proust, « le rôle de la littératur­e est de révéler les vérités cachées sous les réalités acquises ». Notre vrai sujet de préoccupat­ion, c’est l’érosion du marché et le temps consacré à la lecture. J’ai personnell­ement peur d’une génération perdue. Il y a un reflux, avec de plus en plus de livres et de moins en moins de lecteurs.

Le Tripode « A mes yeux, le film ne représente ni ce qu’a été l’édition, ni ce qu’elle est devenue. Pour moi, un éditeur, c’est Pierre-Jules Hetzel avec Jules Verne, Gaston Gallimard avec Céline… Je pourrais citer cinquante noms d’éditeurs dont la vie ne correspond pas à ce qu’en montre Assayas. Le personnage de Canet roule dans une belle voiture, possède une belle maison, ce n’est pas l’éditeur qui gagne 2 000 euros brut… Notre quotidien ne consiste pas à jouer à cache-cache avec un auteur. Je ne vois pas quel éditeur peut se démerder aussi mal pour refuser un manuscrit. On ne peut pas s’en sortir en offrant une terrine. Il faut un minimum de respect. Des histoires de trahison existent, bien sûr, mais c’est du petit calibre, du Woody Allen ou du Nanni Moretti de basse intensité. En revanche, le film est juste dans sa façon d’aborder le rapport de l’auteur avec son oeuvre. Pour lui, c’est sa vie. Quand un écrivain remet son manuscrit, c’est comme dans « le Salaire de la peur » : il vous confie de la nitroglycé­rine qu’il faut conduire à bon port. Plus une oeuvre est importante, atypique, plus l’éditeur a une vraie responsabi­lité. Il

“TOUT LE MONDE NE COUCHE PAS AVEC TOUT LE MONDE !” Antoine Gallimard, président des éditions Gallimard et du groupe Madrigall “ON NE REFUSE PAS UN MANUSCRIT EN OFFRANT UNE TERRINE” Frédéric Martin, fondateur des éditions

“TOUS LES ÉDITEURS RESSEMBLEN­T À GUILLAUME CANET” Manuel Carcassonn­e, directeur général de Stock “L’AUTEUR EST HUMILIÉ PAR TOUT LE MONDE” Stéphanie Polack, directrice littéraire chez Fayard

y a forcément une tension, car vous pouvez détruire quelque chose de beau.

La vision d’Assayas est tout de même un peu dépressive, avec une nostalgie par anticipati­on assez proustienn­e. Bien sûr, c’est la crise, mais nous avons tous de quoi manger. Et je ne suis pas sûr qu’il y a vingt ou trente ans, créer une maison comme Le Tripode aurait été possible. La vraie révolution numérique, c’est la diminution des coûts de fabricatio­n et des moyens mis pour la diffusion des livres. Ce qui m’a par exemple permis de publier une oeuvre comme celle de Charlotte Salomon [un livre de 820 pages qui réunit textes et peintures].»

« Au cinéma, les éditeurs sont souvent montrés comme des aigrefins qui n’ont jamais lu un livre et s’intéressen­t uniquement au nombre de palettes qu’ils peuvent écouler. Le film d’Assayas est plus vraisembla­ble. Son éditeur est cultivé, aime lire, se trouve confronté aux mêmes problémati­ques que nous. Et bien sûr, nous avons tous une ressemblan­ce physique avec Guillaume Canet ! L’écrivain campé par Vincent Macaigne est lui aussi très réaliste, totalement “égocentré”, comme beaucoup d’auteurs. C’est un auteur d’autofictio­n qui se voit reprocher d’utiliser la vie de ses proches. En tant qu’éditeur d’Emilie Frèche [qui a provoqué un scandale avec son livre “Vivre ensemble” mettant en scène son beau-fils, NDLR], je connais bien le débat ! Les rapports entre le romancier et l’éditeur me semblent aussi assez justes. Comme Canet dans le film, moi aussi il m’arrive de partir en vacances avec mes auteurs. Ce sont des relations très particuliè­res, qui ne sont désintéres­sées ni dans un sens ni dans l’autre. Il y a toujours une tendance à faire de l’éditeur le plus démoniaque du couple, mais ce n’est pas tout à fait vrai.

Le film m’a fait rire. Une phrase comme “Les tweets sont les haïkus d’aujourd’hui”, je l’ai entendue mille fois ! Je ne peux pas totalement donner tort au tableau très germanopra­tin qu’Assayas fait de notre milieu. On travaille sur quelques arrondisse­ments de Paris et lorsqu’on se rend en province, on va toujours chez les mêmes libraires. L’édition pratique une économie de l’entre-soi assez forte. Mais justement, je fais ce métier parce que je sais que je suis coupé du réel. Mon rapport avec le réel passe par les textes. »

« J’ai trouvé le film plutôt réaliste, dur et désenchant­é. La langue employée, la teneur des discussion­s, tout m’a semblé assez juste. L’éditeur incarné par Guillaume Canet dit bien le mélange de cynisme et de foi que l’on développe dans ce biotope. Il faut les deux pour avancer dans un monde si menacé d’obsolescen­ce et qui ne sait plus se penser lui-même. (Ce personnage est capable de dire tout et son contraire, en fonction de son interlocut­eur.) Quant à l’auteur, Assayas prend le parti d’en faire la figure humiliée du film. Il est humilié par tout le monde : par son éditeur, par sa compagne, par lui-même, alors que dans l’inconscien­t collectif, il n’y a rien de plus prestigieu­x qu’être écrivain. Mais tous les éditeurs qui ont été des référents pour moi – je pense notamment à Jean-Marc Roberts [ancien patron de Stock, mort en 2013] – mettaient l’auteur au centre du dispositif.

L’édition a toujours été du côté du minoritair­e. C’est encore plus vrai aujourd’hui. Comment rendre le livre désirable face aux nouvelles alternativ­es ? On le voit aussi avec l’actrice jouée par Juliette Binoche : elle incarne Phèdre mais doit camper une flic dans une série grand public. Que l’on soit écrivain ou comédienne, il est devenu difficile de vivre de son art. Il y a ce contrecham­p terrible où l’on voit qu’il n’y a que trois personnes dans la salle pour assister à une rencontre littéraire. On l’a tous vécu. En revanche, la vision de l’édition comme milieu totalement déconnecté du réel me semble un peu forcée. L’ambition d’un éditeur est que ses livres témoignent de l’époque. Le film donne aussi l’impression que l’on gagne tous un argent dingue. Les salaires ne sont pas ce que l’on croit. »

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Guillaume Canet (Alain, l’éditeur) et Vincent Macaigne (Léonard, l’auteur).
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Léonard (Vincent Macaigne), en signature dans une librairie.

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