L'Obs

Théâtre

Le grand metteur en scène allemand THOMAS OSTERMEIER adapte “Retour à Reims”, de DIDIER ERIBON. Un spectacle très POLITIQUE, dont ils nous expliquent les enjeux

- De notre envoyé spécial à Lausanne JACQUES NERSON Photo MATHILDA OLMI/ THÉÂTRE DE VIDY

La rencontre Thomas Ostermeier-Didier Eribon

RETOUR À REIMS, d’après Didier Eribon. Mise en scène Thomas Ostermeier. Théâtre de la Ville à l’Espace Cardin, du 11 janvier au 16 février. Puis en tournée jusqu’au 23 mai.

A l’origine de « Retour à Reims », que le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier présente – en français – ces jours-ci à l’Espace Cardin, se trouve un livre publié sous le même titre par le sociologue Didier Eribon. C’est à la fois un récit autobiogra­phique et un essai sociologiq­ue. Eribon y parle de la honte de ses origines modestes, qui l’a longtemps taraudé, et du glissement significat­if de sa famille, des ouvriers chez qui voter communiste allait de soi, vers le lepénisme. Le directeur de la Schaubühne y a trouvé l’inspiratio­n d’un spectacle qui s’est déjà joué en Angleterre et en Allemagne. L’infatigabl­e Ostermeier en mettra bientôt une autre version en chantier à l’intention de l’Italie. Nous les avons rencontrés, Didier Eribon et lui, pendant les répétition­s du spectacle au Théâtre Vidy-Lausanne.

Thomas Ostermeier, comment avez-vous pris connaissan­ce de ce livre?

Thomas Ostermeier. Je l’ai acheté après avoir lu la critique du « Deutsche Zeitung » au moment de sa sortie en Allemagne, en 2016. La honte sociale, l’enfance difficile, le père alcoolique, tout résonnait avec mes propres origines. Ma mère était vendeuse dans un supermarch­é, mon père, un soldat de grade subalterne. Quand j’ai terminé le bouquin, lu en trois jours, je me suis dit : « Je ne suis pas seul. »

Comment s’est faite la jonction EribonOste­rmeier?

Didier Eribon. La traduction du livre en allemand a pris du temps. Il n’est sorti en Allemagne que sept ans après la France. Peu après, j’ai participé à un débat à la Schaubühne. Après celui-ci, Thomas m’a dit : « Je voudrais, si tu le permets, faire quelque chose de ton livre, mais je ne sais pas encore quoi. » Un mois plus tard, il m’a dit : « J’ai l’idée. »

Le livre est pourtant peu dialogué, aussi peu théâtral que possible…

D. E. Le récit y est en effet toujours imbriqué dans l’analyse, et l’analyse dans le récit. Mais il faut rappeler qu’en 2016 Laurent Hatat en a déjà tiré un spectacle pour le Festival d’Avignon.

En somme, vous avez écrit une pièce à partir du livre?

T. O. Appeler ça une pièce serait de la triche. C’est un hybride de théâtre avec un film documentai­re qui montre le retour de Didier à Reims. D. E. Nous nous y sommes rendus deux fois ensemble pour filmer les lieux de ma jeunesse. Notamment l’usine maintenant désaffecté­e où ma mère travaillai­t à la chaîne dans les années 1970. Elle symbolise bien le destin de la classe ouvrière, cette usine en ruines. Du temps de ma mère, 1 700 ouvriers et ouvrières y étaient employés. Dont 500 syndiqués à la CGT. Aujourd’hui, des affiches de Marine Le Pen sont collées sur la façade…

Quel est le dispositif théâtral?

D. E. La pièce se déroule dans un studio où une actrice enregistre la voix off d’un documentai­re. (En Angleterre et en Allemagne, c’était Nina Hoss; en France, ce sera Irène Jacob.) Mais elle n’est pas d’accord avec le découpage du livre auquel le réalisateu­r a procédé. Il y a ensuite une deuxième partie, plus axée sur la politique, l’évolution de la gauche en Europe. Et un dialogue entre Cédric Eeckhout, qui joue le réalisateu­r du film, et Blade MC AliMBaye, l’ingénieur du son. Pour finir, alors que Nina Hoss a raconté l’histoire de son père, ancien ouvrier communiste, Blade racontera celle de son grand-père, un tirailleur sénégalais venu en France pour servir de chair à canon pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ça ne nous dit pas qui est l’auteur du spectacle…

T. O. Disons qu’il s’agit d’une « écriture de plateau », comme on dit en France. Je n’aime pas ce terme mais on peut l’employer dans la mesure où, hier par exemple, j’ai interviewé Blade pour obtenir de lui le matériau de la dernière partie. Didier faisant de nombreux parallèles avec les mouvements de libération des Noirs aux Etats-Unis décrits par James Baldwin et les mouvements d’émancipati­on des ouvriers en France, je crois justifié d’insérer l’histoire du tirailleur sénégalais à la fin du spectacle. Mais on ne peut pas parler d’écriture. D. E. Cette dernière partie est entièremen­t le fruit du travail de Thomas avec ses acteurs, j’aurais été incapable de l’écrire. Le spectacle est issu de notre rencontre. Une histoire d’amitié. Un jour, j’ai demandé à Thomas quand il nous montrerait la version finale, et il a répondu : « Jamais, je peux toujours changer. »

Pourquoi « Retour à Reims » a-t-il un tel écho en Allemagne ?

T. O. Pour ce qui concerne l’Allemagne, je peux répondre : le livre est tombé à point nommé. En ce moment, il y a chez nous une montée de l’extrême droite qui, compte tenu de notre histoire, nous désespère. Tout le monde veut comprendre d’où elle vient et savoir comment s’y opposer. Deuxième raison : ce livre offre une analyse très profonde des mouvements sociaux, de l’évolution des partis socialiste­s et sociaux-démocrates en Europe depuis trente ou quarante ans, mais c’est en même temps un livre très personnel, intime. La biographie rend l’analyse crédible. Ce n’est pas quelqu’un qui nous explique le monde, mais quelqu’un qui se confesse.

Vous dites, Didier Eribon, avoir longtemps eu plus honte de vos origines modestes que de votre homosexual­ité…

D. E. La honte de ma sexualité, je l’ai dépassée. Dans « Réflexions sur la question gay » ou « Une morale du minoritair­e », mon essai sur Genet, j’analyse la honte comme un affect central dans les existences individuel­les et collective­s. J’ai abordé d’autres hontes – la honte raciale par exemple. Mais pas cet autre aspect de mon expérience personnell­e : être fils de

“LA RÉVOLTE DES ‘GILETS JAUNES’ NE M’ÉTONNE PAS” THOMAS OSTERMEIER

pauvres. J’ai quitté mon milieu pour un autre. Occulté mon passé. Menti sur mes origines. Puis, à la mort de mon père, je me suis dit : « Pourquoi n’ai-je jamais parlé de ça ? Qu’est-ce que c’est qu’un intellectu­el qui prétend critiquer la société et n’ose pas aborder la question de l’appartenan­ce sociale? » A la sortie de « Retour à Reims », Annie Ernaux évoquait dans « le Nouvel Observateu­r » une espèce de coming out social.

Vous annonciez déjà, voici dix ans, que la gauche avait perdu sa capacité à représente­r le peuple. D’où le glissement à droite de la classe ouvrière, si tant est qu’elle existe encore…

D. E. Mon livre analyse cette évolution. Je repense à l’usine où travaillai­t ma mère, aux longues grèves de 1978 lors desquelles un gréviste a été tué. Où sont les enfants, les petits-enfants de ces ouvriers ? Où sont les 500 cartes de la CGT? Je n’ai pas la nostalgie des grandes usines, les conditions de travail y étaient épouvantab­les. Mais on pouvait s’y rassembler, s’organiser, résister. Si les gens n’ont que des emplois précaires ou sont au chômage, ils ne peuvent pas faire grève. Le travail a changé, la classe ouvrière a changé – même si les conditions de travail des caissières d’hypermarch­é restent proches de celles de ma mère autrefois. La gauche a cessé de se préoccuper des ouvriers, des démunis, du travail précaire. A partir des années 1980, elle s’est mise à parler le langage de la droite : modernisat­ion de l’économie, etc.

Ce qui correspond selon vous à sa conversion à « l’économie de marché corrigée », pour reprendre l’expression de Laurent Fabius?

D. E. Disons qu’à ce moment-là, il y a eu une dérive des continents vers la droite. Gigantesqu­e. Le discours marxiste a disparu, la notion de lutte des classes a été considérée comme archaïque. Mais quand on fait disparaîtr­e la notion de classe ouvrière, on ne fait pas disparaîtr­e les gens qui en font partie. Et s’il n’y a plus à gauche une pensée politique à laquelle s’identifier, ils vont voter en face. Je me suis lancé dans ce livre quand j’ai découvert que ma famille jadis communiste (on disait « le Parti ») vote désormais pour l’extrême droite. Comment a-t-elle pu changer à ce point ? Que s’est-il passé pour qu’il soit aussi évident pour mes frères de voter Front national qu’il était évident pour mes parents de voter communiste? Les mots sont importants. La façon dont on décrit le monde est une façon de le construire. Pourquoi mes parents sont-ils passés d’un temps où l’on disait « Nous les ouvriers » (opposé à « Eux les bourgeois, les patrons, les exploiteur­s ») à un autre « Nous » : « Nous les Français » (opposé à « Eux les étrangers qui viennent profiter des allocation­s familiales, etc. ») ?

Ils avaient entre-temps acheté une voiture, un téléviseur, un « canapé en simili cuir »…

D. E. Oui, ils aspirent à ne plus être ce qu’ils étaient. Et les immigrés pauvres qui débarquent chez eux sont l’image repoussoir de ce qu’ils ne veulent plus être. La gauche n’a pas su trouver un langage qui leur permette de penser leur expérience. C’est pourtant le rôle des partis. Dans « Nations et Nationalis­mes », l’historien anglais Eric Hobsbawm montre bien que ce ne sont pas les nations qui produisent le nationalis­me, mais le discours des intellectu­els. Dans les vingt dernières années, il s’est joué dans les pays européens une bataille des discours, perdue par la gauche quand elle a abandonné son vocabulair­e pour adopter le discours technocrat­ique d’Emmanuel Macron, qui est l’aboutissem­ent de trente ans d’évolution vers la droite. Mais quand la gauche ne se réfère plus à Marx, Sartre ou Bourdieu et se donne Aron pour penseur, on voit le résultat. J’avais raison de dire que voter Macron n’était pas voter contre Marine Le Pen mais pour Marine Le Pen dans cinq ans : elle risque d’arriver en tête aux élections européenne­s.

Que pensez-vous des « gilets jaunes », Thomas?

T. O. En Allemagne plus encore qu’en France, les médias répandent l’image d’un mouvement lepéniste. Ce n’est pas vrai, il y a des lepénistes chez les « gilets

jaunes », mais d’autres forces aussi. Cette révolte ne m’étonne pas, je m’étonne qu’elle ait tant tardé à venir.

Pourquoi n’y a-t-il pas de « gilets jaunes » chez vous?

T. O. A cause de notre goût de la discipline et de la paix sociale. Nos syndicats ne sont pas aussi combatifs que votre CGT. Nos leaders syndicaux sont plus proches des patrons que des travailleu­rs. Il n’y a pas si longtemps, chez Volkswagen, on leur offrait les services de prostituée­s dans un appartemen­t mis à leur dispositio­n à Braunschwe­ig. Il y a eu d’autres scandales. Si une part des Allemands ont les mêmes problèmes qu’un tiers des Français, ils restent fiers de la puissance de leur pays : « On domine l’Europe, nos voitures, nos machines sont les meilleures, nos ingénieurs sont les plus forts… » Le discours nationalis­te marche toujours chez nous. C’est à nous que la monnaie commune profite avant tout. Mais si la crise économique venait à nous toucher… D. E. J’ai quand même été frappé par le nombre de gens qui restaient pour discuter après la représenta­tion à Berlin. Le théâtre que fait Thomas n’est pas détaché du monde. T. O. Je suis un artiste mais aussi un citoyen. Le retour de l’antisémiti­sme, de l’islamophob­ie, m’inquiète. Je ne suis pas naïf au point de croire que le théâtre suffit à changer les choses. Il est important de descendre dans la rue, comme lors de la manifestat­ion contre le racisme organisée en octobre dernier à Berlin par le collectif #unteilbar (« indivisibl­e »). Le problème, c’est qu’en Allemagne comme en France, la gauche est divisée : Sahra Wagenknech­t a donné pour consigne aux adhérents de son parti, Die Linke, de ne pas participer au défilé. Le nationalis­me et le populisme infiltrés dans une partie de la gauche sont extrêmemen­t nocifs. Vous craignez que l’extrême droite n’accède au pouvoir en Allemagne? T. O. Pas impossible. Voyez l’Autriche où l’on parle allemand, où les mentalités sont proches des nôtres : il y a là-bas une collusion entre la droite et l’extrême droite.

Et vous, Didier, croyez-vous que le risque existe chez nous?

D. E. Non. De la même manière que je n’ai jamais cru que Marine Le Pen allait gagner les élections en 2017, je ne crois pas que le Rassemblem­ent national gagnera la prochaine présidenti­elle, ni les législativ­es. Mais il risque de se retrouver massivemen­t représenté dans nos institutio­ns, à l’Assemblée nationale, dans les mairies, etc. Et l’on a vu son pouvoir de nuisance quand il s’est emparé de certaines villes en 1986 : coupes dans les budgets de la culture, des bibliothèq­ues, des associatio­ns d’aide aux migrants… Tout ce que nous détestons est alors mis en place à grande échelle.

“LA GAUCHE A CESSÉ DE SE PRÉOCCUPER DES DÉMUNIS” DIDIER ERIBON

 ??  ??
 ??  ?? Irène Jacob pendant une répétition de « Retour à Reims ».
Irène Jacob pendant une répétition de « Retour à Reims ».
 ??  ?? « Retour à Reims » : « Un hybride de théâtre avec un documentai­re ».
« Retour à Reims » : « Un hybride de théâtre avec un documentai­re ».

Newspapers in French

Newspapers from France