L'Obs

Récit de voyage

Dans “Crac”, JEAN ROLIN raconte comment il s’est rendu en SYRIE, sur les traces de T. E. Lawrence, pour visiter des châteaux forts redevenus des lieux de GUERRE. Entretien

- Propos recueillis par GRÉGOIRE LEMÉNAGER L’intégralit­é de cet entretien est à lire sur BibliObs.com

Sur les traces de Lawrence d’Arabie

CRAC, par Jean Rolin, P.O.L, 192 p., 19,90 euros. D’où vous est venue, dès le début de la guerre en Syrie, l’idée d’aller là-bas pour visiter le Crac des Chevaliers ?

J’avais vu un reportage d’AFP-TV où cette forteresse était occupée par des rebelles. Cet édifice extraordin­aire, que j’avais visité dans des temps plus cléments, était l’objet d’un siège, ce qui d’une certaine façon est sa vocation : depuis les Croisades jusqu’au xixe siècle, le Crac n’a cessé d’être assiégé, partiellem­ent détruit, reconstrui­t. D’un coup, il retrouvait cette vocation militaire dans des circonstan­ces tragiques. Par ailleurs, je voulais refaire du reportage un peu sérieux. Non que je trouve négligeabl­e d’en avoir fait un sur les grenouille­s de Notre-Dame-des-Landes, mais enfin, dans un futur pas si lointain, il y a des choses que je ne pourrai plus faire. Notamment parce que je serai mort, et ne pourrai donc plus faire grand-chose.

Mais vous ne vous y êtes finalement rendu qu’après avoir lu Lawrence d’Arabie ?

Oui, j’ai découvert que T. E. Lawrence avait fait sa thèse à Oxford sur l’architectu­re militaire des Francs. Il avait parcouru la France à bicyclette puis avait traîné ses guêtres au Crac, avant 1914. J’ai appris aussi qu’il avait passé une partie de son enfance à Dinard, comme moi… Je suis allé au Liban et en Syrie à l’automne 2017 ; puis au Liban et en Jordanie à la fin de l’hiver 2018. J’avais cette fois un projet présentabl­e. Si j’avais dit aux autorités syriennes : « Je veux voir ce que devient le Crac dans la guerre », quand il était sous le contrôle des rebelles, je n’aurais pas eu une réponse favorable. Me présenter comme un gentil garçon – ce que je suis par ailleurs, ou du moins ce que je peux être – qui va refaire le voyage de Lawrence, c’était autre chose. Et c’était la vérité, sauf que Lawrence l’avait intégralem­ent fait à pied, et en plein été, ce qui est dingue… Je voulais en particulie­r visiter les forteresse­s

qui ont connu un regain d’actualité, soit militaire comme Beaufort au Liban, soit lié au terrorisme comme Kerak en Jordanie. C’est une région où l’islamisme semble assez fort.

Qu’avez-vous vu de la guerre, en Syrie ?

A l’automne 2017, on savait que les rebelles avaient perdu la guerre, mais elle n’était pas du tout finie. A Damas, on entendait des bombardeme­nts massifs sur le quartier de Jobar et de la Ghouta. J’ai vu décoller des Soukhoï russes, il y avait des checkpoint­s partout. J’imagine que c’est toujours le cas. La guerre n’est pas terminée. La région d’Idlib reste sous contrôle des rebelles.

Vous faites beaucoup d’allusions à une présence invisible des Russes…

Le régime n’a dû sa survie qu’à leur appui, faute de quoi il aurait été balayé. Au sol, il paraît qu’ils n’ont pas fait grand-chose, mais j’ai visité le château de Saône [forteresse de Saladin]. Avec le Crac, c’est l’un des deux châteaux dont Lawrence dit qu’il est le plus beau du monde : il faudrait savoir, mais entre les deux mon coeur balance aussi. Bref, il m’a semblé à certains signes que ce château avait dû être pris d’assaut par un commando, peut-être la nuit… On m’a dit que c’étaient les forces spéciales russes. Mais je n’en sais foutre rien ! Les gens ont si peur qu’ils disent n’importe quoi. Ils racontent toujours n’importe quoi dans les pays en guerre. Je me souviens, dans les Balkans, on te disait que tel monastère était détruit. Tu arrivais, il y avait trois tuiles tombées du toit… En Syrie, j’étais accompagné par un interprète et un chauffeur, très sympathiqu­es. Je savais qu’ils devraient rendre compte de tout ce que je faisais. J’ai appris depuis que la directrice du Crac ne l’était plus. Je vois mal comment ça pourrait être du fait de ma visite, d’autant qu’elle n’a fait que me raconter des atrocités sur les rebelles. Mais ce régime est si policier et si paranoïaqu­e…

Dans quel état est le Crac, par rapport aux souvenirs que vous en aviez ?

De loin, on ne voit aucune différence. Puis on y accède par une extraordin­aire rampe coudée qui forme un tunnel, et on se retrouve à l’air libre, dans la cour principale, où il y a énormément de choses détruites : des murs effondrés, des trous causés par des projectile­s de très gros calibre et des bombes d’aviation. Mais ce n’est pas comparable à Palmyre. Là, c’est réparable.

Quel avenir voyez-vous pour la Syrie ?

Je n’en sais rien, je ne parle pas arabe. Mais je suis très pessimiste, évidemment. La fausse victoire du régime se traduit par des dizaines de milliers de morts, des centaines de milliers de déplacés, une haine pire que jamais entre les communauté­s. Dans le quartier ancien de Tartous, qui est sunnite à en juger par les tenues des femmes ou les peintures de la Kaaba sur des murs, on était accompagné­s sans l’avoir demandé. J’ai éprouvé la peur et l’hostilité des gens devant le groupe que nous formions. J’ai rangé mon carnet. J’avais l’impression de visiter un zoo, avec des gardiens de zoo. Et j’ai été frappé par d’extraordin­aires amoncellem­ents d’ordures. Le Moyen-Orient a une conception particuliè­re de la gestion des déchets, et là il y avait la guerre. Malgré tout, je n’ai jamais vu ça. J’étais persuadé qu’il y avait une volonté de laisser, en gros, les sunnites croupir dans leur merde. Mais peut-être y avait-il une grève du syndicat CGT des éboueurs de Tartous.

Après avoir vu tant de guerres, votre confiance en l’homme est-elle devenue inversemen­t proportion­nelle à l’intérêt que vous portez à la nature et aux oiseaux ?

Je crains que oui. Ça paraît solennel et un peu cynique, mais il est difficile de ne pas penser que l’homme est maudit. Donc moi aussi. Ce qui s’est passé en Syrie est absolument horrible, mais l’extinction de toute forme de vie animale, la destructio­n de la nature finissent par me préoccuper beaucoup plus que les problèmes politiques. Je ne veux pas dire que l’homme est mauvais : non, il n’est ni bon ni mauvais, mais enfin, il ne fait que des conneries. Seuls des régimes autoritair­es pourraient prévenir la catastroph­e écologique qui vient. Sauf que ce ne sera pas le cas non plus puisque même la Chine, qui n’a pas à s’embarrasse­r de gens en gilets jaunes ou de maires craignant de ne pas être réélus, n’en a rien à faire de l’écologie. Elle souhaite devenir la première puissance mondiale, et continue de ravager la faune partout où il en reste, pour boulotter des couilles de singe et des griffes de tigre.

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 ??  ?? Le Crac des Chevaliers à l’ouest de la Syrie, construit en 1031.
Le Crac des Chevaliers à l’ouest de la Syrie, construit en 1031.
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