L'Obs

Le cahier critique

L’EXPLOSION DE LA TORTUE, PAR ÉRIC CHEVILLARD, MINUIT, 256 P., 18,50 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

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« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, écrivait Flaubert, en 1852, dans une lettre fameuse à Louise Colet, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, [...] un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. » Mettons que, pour Eric Chevillard, notre meilleur styliste, le rien, ou plutôt le presque-rien, ce soit une tortue. Une insignifia­nte tortue de Floride d’à peine cinq centimètre­s, achetée quai de la Mégisserie, à Paris, dont la mort, au début du roman, est décrite avec la même solennité affligée que l’agonie de Louis XIV par le duc de Saint-Simon. La minuscule cistude s’appelait Phoebe. Le narrateur l’avait abandonnée dans un aquarium posé au fond d’une baignoire remplie d’eau, sur laquelle flottait un canard en plastique rose, le temps d’aller prendre le soleil d’été sur une île grecque. A son retour, il avait saisi Phoebe dans sa main et, sans le vouloir, d’une infime pression du pouce, avait crevé sa fine et sèche carapace. Phoebe venait de rendre l’âme. Désormais, malgré l’amertume de toutes choses – « l’endive, la chicorée, le pamplemous­se » –, il fallait « rester vivant pour chanter encore la petite tortue morte, édifier un tombeau à sa mesure et inscrire son histoire dans la grande geste de ce monde ». Quelle pompe pour un si dérisoire reptile, même pas domestique et encore moins comestible. Quelle drôlerie, aussi. On découvrira ensuite comment le narrateur, accablé par ce deuil et la mauvaise conscience, trouvera dans l’oeuvre de l’oublié Louis-Constantin Novat (1839-1882), dont il est un spécialist­e, et notamment dans ses livres « l’Arche fantôme » et « l’Anguille sous roche », un troublant écho à son immense chagrin. Dans ce bestiaire fou, on apprendra également que l’éléphant n’assume pas ses pets, qu’on peut arracher son noyau au caniche abricot, que l’hippopotam­e aime débarquer sur les plages bretonnes, qu’il arrive au lapin à la moutarde de bondir hors du plat, qu’il est traumatisa­nt de couper la queue d’un lézard, ou dans quelles circonstan­ces il convient de mettre des chapeaux aux orangs-outans et des serpents dans les cercueils. Mais aussi que, sans le trou qu’il obstrue, le bouchon n’a aucun intérêt et que le chardon non seulement se mange, mais encore se transforme en kimono. L’excellent Chevillard a beau suggérer en épilogue que tous les écrivains empruntent à leurs prédécesse­urs – quand ils ne les pillent pas –, il ne pourra pas renier ce roman très ressemblan­t, écrit dans le style cinglant de son journal « l’Autofictif », où il concentre tous ses talents : l’affabulati­on, l’érudition, la digression, la dérision, la subversion. Jusqu’à l’explosion de la tortue.

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