L'Obs

Phénomène

Exit strings, paillettes et décolletés surgonflés : la jeune génération réclame confort et authentici­té. Un courant qui bouscule l’industrie du sous-vêtement

- Par CORINNE BOUCHOUCHI et MAGALI MOULINET

La lingerie à l’heure de #MeToo

La fesse est rebondie à souhait, le dos, joliment cambré, et la culotte, un savant entrelacs de rubans et de dentelles. « Parlez-vous Aubade ? » interroge le fabricant français de lingerie juste au-dessous du cliché en noir et blanc placardé au fronton des Galeries Lafayette à Paris. Il a suffi d’un tweet de l’élue chargée de l’égalité femmes-hommes à la Mairie de Paris pour que la polémique enfle : « Sérieuseme­nt, les Galeries Lafayette, en 2018, en pleine vague #MeToo et à quelques jours de Noël, vous n’avez rien de mieux à afficher que les fesses d’une femme sans visage ?! a épinglé Hélène Bidard, mi-décembre. Je demande le retrait immédiat de cette campagne sexiste ! » Sur les réseaux sociaux, des centaines de femmes interpelle­nt Aubade et le grand magasin à coups de messages assassins. L’affiche est retirée, mais l’incident est loin d’être anodin. Et le constat, sans appel : aujourd’hui, ce type de mise en scène est de moins en moins toléré. Rien à voir avec un regain de pudibonder­ie. Bienvenue dans l’après-#MeToo.

Au Bon Marché, le magasin sélect de la rive gauche, on ne plaisante pas au rayon lingerie. « Aubade est une très belle marque, mais c’est typiquemen­t ce modèle de communicat­ion à destinatio­n des hommes dont les femmes ne veulent plus », analyse Laurence Dekowski, directrice du départemen­t. Depuis quelques années, les visiteurs masculins en quête d’un cadeau sensuel se font rares et, sur les catalogues maison, les mannequins n’apparaisse­nt qu’habillés. Libre ensuite aux fabricants de jouer la carte de la séduction dans leurs publicités. Tant pis s’ils se brûlent les doigts faute d’avoir compris que la société a changé. Les ventes de strings, best-sellers dans les années 1990, ont plongé de 54% entre 2006 et 2013, et continuent de décroître !

« La lingerie est une photograph­ie de l’époque », martèle Karine Sfar, déléguée générale de la Fédération de la Maille, de la Lingerie et du Balnéaire. En 1968, les féministes n’ont-elles pas brûlé leurs soutiens-gorge, symboles de l’oppression et du puritanism­e bourgeois ? Cinquante ans plus tard, l’affaire Weinstein a servi de détonateur pour une nouvelle libération de la parole sous le hashtag MeToo, entraînant une nouvelle possession du corps par les femmes. Sur les réseaux, le mouvement Body Positive prend de l’ampleur. Trop grosses, trop maigres, trop plates, trop blanches… Les filles refusent en bloc les normes et affichent leurs corps avec vergetures, cellulite et taches de grossesse. Les 18-24 ans, premiers acheteurs de sous-vêtements, sont avides de transparen­ce, d’authentici­té. « Ils refusent les images retouchées et ont totalement acquis l’idée que la beauté est multiforme, insiste Pascal Montfort, consultant en mode et fondateur du cabinet de tendances REC. Pour eux, être ronde et belle est une évidence. Même la notion de genre leur semble ringarde. »

Faire défiler des mannequins transgenre­s ou de grande taille ? « Non, je ne pense pas que nous devrions […] parce que notre show est un fantasme », a expliqué, dans une interview à « Vogue » début novembre, le directeur marketing de L Brands, maison mère de la marque Victoria’s Secret, provoquant un tollé outreAtlan­tique, suivi d’excuses circonstan­ciées. Avec ses « anges » bodybuildé­s, à la plastique impeccable, chevelure glossée et soutiens-gorge en diamants, l’enseigne américaine a tout faux. Et ça se voit. Chute des ventes, démission du PDG… Après avoir révolution­né un secteur ronronnant et figé, la marque ne fait plus rêver et véhicule un message qui manque cruellemen­t de subtilité. Impardonna­ble à une époque où les réseaux sociaux peuvent détruire une réputation en un claquement de doigts. Et en bâtir de nouvelles aussi vite.

Le nom de Savage x Fenty ne vous dit rien ? Peu connue en France, cette nouvelle ligne de sous-vêtements dite « inclusive », imaginée par la popstar Rihanna, cartonne aux Etats-Unis. Régulièrem­ent critiquée pour ses rondeurs, la chanteuse milite contre les diktats de la lingerie. En septembre dernier, son défilé réunissait toutes les morphologi­es et toutes les couleurs de peau, dont le mannequin Slick Woods, alors enceinte de neuf mois. Un pied de nez assumé aux stéréotype­s véhiculés par Victoria’s Secret. Même état d’esprit du côté de l’américain Aerie : « Ne vous changez pas, changez de soutien-gorge ! » clame leur dernier slogan publicitai­re. Leurs cabines d’essayage sont parsemées de Post-it annotés de compliment­s, leurs photos non retouchées laissent apparaître les marques (légères) de cellulite. La bienveilla­nce est poussée à son paroxysme pour faire du « body-positivism­e » un engagement – et un argument commercial.

Et ne croyez pas que cette partition ne se joue qu’au pays de l’Oncle Sam. Etam, le leader du secteur en France (11% du marché), vend plus de brassières inspirées du sport, plus de triangles sans armatures et moins de soutiens-gorge coques qu’il y a cinq ans. « La lingerie révèle la puissance des femmes, leur liberté, souligne Caroline Japy, la directrice marketing de l’enseigne. Il n’y a qu’à voir la force d’une Beyoncé en

“LES 18-24 ANS ONT ACQUIS L’IDÉE QUE LA BEAUTÉ EST MULTIFORME.” PASCAL MONTFORT, CONSULTANT EN MODE

body sur scène. » Un féminisme sous la dentelle que les nouveaux labels digitalisé­s cultivent à l’envi.

Clara Blocman a fondé la marque Ysé, pour une lingerie raffinée, tout en transparen­ce et élégance. Mais les corps qu’elle met en scène peuvent dévoiler des cicatrices, des plis sur le ventre, des taches sur le visage. « Merci pour ces corps si féminins et parfaiteme­nt imparfaits », félicite une cliente sous un cliché Instagram. « C’est tellement décomplexa­nt », approuve une autre. « L’image de la femme à travers la lingerie reflète de plus en plus la réalité et véhicule un message de confiance en soi », abonde la créatrice. Dans ses collection­s, pas la peine de chercher des soutiens-gorge rembourrés, ils n’existent pas. « Des matières délicates apportent la juste dose de féminité sans pour autant transforme­r le produit en objet de séduction et surtout de correction. » Un sentiment partagé par Anémone Anthon, une des deux créatrices de la marque Albertine, dont la lingerie joue la carte « dessus-dessous » loin des clichés trop glamour. Car si le « sexy » n’est pas mort dans cette nouvelle carte de Tendre, il doit être décliné en finesse. C’est sur de petites culottes en dentelle de coton blanc qu’Henriette H brode en couleur des prénoms d’amants et des petites phrases coquines…

Sont-elles hors sujet, nos belles marques françaises, les Chantelle, Aubade, Simone Pérèle et autres, dont les dentelles précieuses emballées dans de jolis papiers de soie ont enchanté des génération­s de femmes et alimenté les fantasmes d’autant d’hommes ? La réalité est comme toujours un peu plus nuancée. Martina Brown, directrice générale déléguée d’Aubade, refuse de commenter la polémique déclenchée par l’affiche des Galeries, mais défend le savoir-faire corsetier français en insistant sur la recherche du confort, rendu possible par la maîtrise technique et le travail de nouvelles matières. Rappelant que, dans ses collection­s, les brassières sportives côtoient les tangas ajourés. « La femme est libre de ses choix. Ce n’est pas nous qui allons lui dicter sa conduite en matière de séduction ni la juger ! »

Chez Chantelle, Renaud Cambuzat, un ancien photograph­e de mode recruté il y a deux ans, a entièremen­t redéfini l’offre et l’identité visuelle du groupe. « Je trouvais les codes de la lingerie dégradants… » Exit les modèles avec armatures aux détails chargés, le fabricant mise à présent sur le Soft Stretch, des sousvêteme­nts déclinés en taille unique, simples et sans couture – déjà écoulés à près de 5 millions d’exemplaire­s! Et sa nouvelle égérie, Tehya Elam, une jeune métisse aux cheveux roux et aux formes généreuses, est photograph­iée dans un cadre minimalist­e, bien loin du cliché « talons aiguilles-appartemen­t haussmanni­en-corps huilé ».

Même remise en question chez Simone Pérèle. « Avant, nos publicités étaient axées sur la séduction, mais nos clientes nous ont dit : “Tout ce qu’on voit, c’est un mannequin photoshopé avec un produit qui nous plaît plus ou moins” », avoue Stéphanie Pérèle, petite-fille de la fondatrice et responsabl­e produit. Alors, pour reconquéri­r sa clientèle, la marque met en scène ses « Simones », comme la chef Valentine Davase, la designer Gesa Hansen, l’écrivaine Marie-Eve Lacasse… Quel type de sous-vêtements portent-elles sous leurs tenues du quotidien ? Une bretelle rouge sur une épaule dénudée ou un brin de dentelle noire dépassant d’un chemisier entrouvert ne laissent aucun doute. Pas la peine de zoomer sur une paire de fesses.

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YSÉ, UNE JUSTE DOSE DE FÉMINITÉ SUR DES CORPS PARFAITEME­NT IMPARFAITS.
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TEHYA ELAM, ÉGÉRIE DE LA NOUVELLE LIGNE CHANTELLE.

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