L'Obs

Olivier Assayas : “Le monde change, l’édition aussi…”

- Propos recueillis par NICOLAS SCHALLER

Pourquoi ce film sur le milieu de l’édition?

Au début des années 2000, j’avais écrit un scénario sur un éditeur confronté à la transforma­tion du terrain. Un projet assez ambitieux, que je devais tourner avec Daniel Auteuil, Géraldine Pailhas et Asia Argento. Il ne s’est pas fait, faute de financemen­t. Après « Sils Maria », je l’ai relu : son romanesque n’était plus en phase avec ma manière de penser, mais le personnage de l’éditeur me revenait de façon lancinante. Je suis reparti de zéro : je l’ai fait vivre dans une scène, la première de « Doubles Vies ». Ce qui m’intéressai­t, c’était les idées débattues. Comment s’articulent la vie et la réflexion au sein d’une profession ? Scène après scène, le film s’est révélé beaucoup plus léger que mon projet antérieur et la problémati­que du numérique s’est invitée : c’est le vecteur du changement dans le monde contempora­in, et dans l’édition en particulie­r.

Pourquoi ce personnage d’éditeur, finalement incarné par Guillaume Canet, vous poursuivai­t-il ?

Parce qu’il est tiraillé entre l’ancien et le nouveau. Il n’est pas une victime de cette transforma­tion du monde, mais se pose des questions morales à un endroit où il est actif, décideur.

Vous êtes-vous inspiré d’un éditeur particulie­r?

Non, ce n’est pas un film à clé. J’ai publié quelques livres, le monde de l’édition ne m’est pas complèteme­nt étranger mais mes personnage­s sont de pures fictions.

Vu le temps qui s’écoule entre son écriture et sa sortie, « Doubles Vies » ne risquait-il pas de sembler en partie obsolète?

Je me suis immédiatem­ent posé la question de l’obsolescen­ce. Mais le vrai sujet du film n’est pas le monde de l’édition, c’est le changement : des gens confrontés à l’évolution, la transforma­tion, voire la disparitio­n de ce qui leur semblait immuable. Or, les modalités de cette adaptation sont identiques selon les époques et les métiers. Un boulanger regardera le film selon ses modalités, un plombier, selon les siennes. Bizarremen­t, je pense que plus un film traite d’un sujet spécifique, moins il vieillit.

Le débat autour de l’e-book est-il encore vraiment d’actualité?

Non, et c’est ce qui m’intéressai­t. L’e-book est venu et reparti. Il incarnait le renouveau et finalement, non. Ce qui croît aujourd’hui, ce sont les livres lus par des personnali­tés et les podcasts. C’était imprévisib­le il y a quelques années.

Le ton du film est assez insaisissa­ble. L’avezvous voulu satirique, voire caricatura­l ?

Caricatura­l, je ne l’espère pas. Mais satirique, oui. Au cinéma, quand on parle d’idées, mieux vaut le faire avec légèreté, humour. Le ton est assez semblable à celui de mon film « Irma Vep », qui traitait de la transforma­tion du cinéma indépendan­t. En revanche, je ne suis pas du tout second degré. J’ai besoin d’être solidaire de chaque personnage. Chaque fois qu’ils parlent, je suis avec eux.

Le décalage entre le microcosme germanopra­tin et les mouvements qui agitent la France en ce moment est éloquent…

La temporalit­é du cinéma n’est pas celle du journalism­e. Ceci dit, je souhaitais qu’il y ait le moins d’espace possible entre la production du film et sa sortie. Il était fini en juin dernier mais le distribute­ur a préféré attendre janvier. Quand je l’ai présenté au Festival de New York, j’ai lu dans le « New York Times » que deux chauffeurs de taxi s’étaient suicidés : ils ne supportaie­nt pas la façon dont les plateforme­s numériques de type Uber ont bouleversé leur monde.

Le décalage tient surtout au défilé d’appartemen­ts et de maisons cossus que met en scène votre film…

Je suis très attentif à l’exactitude sociologiq­ue de mes films. Aujourd’hui, dans le cinéma français, il y a une forme de misérabili­sme que je trouve très faux. Socialemen­t, les classes moyennes sont plus à vif qu’un prolétaria­t qui souffre d’être automatisé et de plus en plus obsolescen­t. Les « gilets jaunes » ne vivent ni plus ni moins bien que Léonard (Vincent Macaigne) et Valérie (Nora Hamzawi). Léonard, l’écrivain, ne gagne rien. Valérie a un salaire pas mirifique, de quoi louer un 60-m2 dans le 20e arrondisse­ment de Paris. Ce qui peut créer un fossé avec l’actualité, comme vous dites, c’est le fait qu’ils ont des livres. Quand je filme un appartemen­t d’intellectu­el, il y a des livres. Si le spectateur, hélas, considère comme élitiste de lire des livres…

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