Olivier Assayas : “Le monde change, l’édition aussi…”
Pourquoi ce film sur le milieu de l’édition?
Au début des années 2000, j’avais écrit un scénario sur un éditeur confronté à la transformation du terrain. Un projet assez ambitieux, que je devais tourner avec Daniel Auteuil, Géraldine Pailhas et Asia Argento. Il ne s’est pas fait, faute de financement. Après « Sils Maria », je l’ai relu : son romanesque n’était plus en phase avec ma manière de penser, mais le personnage de l’éditeur me revenait de façon lancinante. Je suis reparti de zéro : je l’ai fait vivre dans une scène, la première de « Doubles Vies ». Ce qui m’intéressait, c’était les idées débattues. Comment s’articulent la vie et la réflexion au sein d’une profession ? Scène après scène, le film s’est révélé beaucoup plus léger que mon projet antérieur et la problématique du numérique s’est invitée : c’est le vecteur du changement dans le monde contemporain, et dans l’édition en particulier.
Pourquoi ce personnage d’éditeur, finalement incarné par Guillaume Canet, vous poursuivait-il ?
Parce qu’il est tiraillé entre l’ancien et le nouveau. Il n’est pas une victime de cette transformation du monde, mais se pose des questions morales à un endroit où il est actif, décideur.
Vous êtes-vous inspiré d’un éditeur particulier?
Non, ce n’est pas un film à clé. J’ai publié quelques livres, le monde de l’édition ne m’est pas complètement étranger mais mes personnages sont de pures fictions.
Vu le temps qui s’écoule entre son écriture et sa sortie, « Doubles Vies » ne risquait-il pas de sembler en partie obsolète?
Je me suis immédiatement posé la question de l’obsolescence. Mais le vrai sujet du film n’est pas le monde de l’édition, c’est le changement : des gens confrontés à l’évolution, la transformation, voire la disparition de ce qui leur semblait immuable. Or, les modalités de cette adaptation sont identiques selon les époques et les métiers. Un boulanger regardera le film selon ses modalités, un plombier, selon les siennes. Bizarrement, je pense que plus un film traite d’un sujet spécifique, moins il vieillit.
Le débat autour de l’e-book est-il encore vraiment d’actualité?
Non, et c’est ce qui m’intéressait. L’e-book est venu et reparti. Il incarnait le renouveau et finalement, non. Ce qui croît aujourd’hui, ce sont les livres lus par des personnalités et les podcasts. C’était imprévisible il y a quelques années.
Le ton du film est assez insaisissable. L’avezvous voulu satirique, voire caricatural ?
Caricatural, je ne l’espère pas. Mais satirique, oui. Au cinéma, quand on parle d’idées, mieux vaut le faire avec légèreté, humour. Le ton est assez semblable à celui de mon film « Irma Vep », qui traitait de la transformation du cinéma indépendant. En revanche, je ne suis pas du tout second degré. J’ai besoin d’être solidaire de chaque personnage. Chaque fois qu’ils parlent, je suis avec eux.
Le décalage entre le microcosme germanopratin et les mouvements qui agitent la France en ce moment est éloquent…
La temporalité du cinéma n’est pas celle du journalisme. Ceci dit, je souhaitais qu’il y ait le moins d’espace possible entre la production du film et sa sortie. Il était fini en juin dernier mais le distributeur a préféré attendre janvier. Quand je l’ai présenté au Festival de New York, j’ai lu dans le « New York Times » que deux chauffeurs de taxi s’étaient suicidés : ils ne supportaient pas la façon dont les plateformes numériques de type Uber ont bouleversé leur monde.
Le décalage tient surtout au défilé d’appartements et de maisons cossus que met en scène votre film…
Je suis très attentif à l’exactitude sociologique de mes films. Aujourd’hui, dans le cinéma français, il y a une forme de misérabilisme que je trouve très faux. Socialement, les classes moyennes sont plus à vif qu’un prolétariat qui souffre d’être automatisé et de plus en plus obsolescent. Les « gilets jaunes » ne vivent ni plus ni moins bien que Léonard (Vincent Macaigne) et Valérie (Nora Hamzawi). Léonard, l’écrivain, ne gagne rien. Valérie a un salaire pas mirifique, de quoi louer un 60-m2 dans le 20e arrondissement de Paris. Ce qui peut créer un fossé avec l’actualité, comme vous dites, c’est le fait qu’ils ont des livres. Quand je filme un appartement d’intellectuel, il y a des livres. Si le spectateur, hélas, considère comme élitiste de lire des livres…