L'Obs

HUMEUR

- J. G. Par JÉRÔME GARCIN

Dupont Lajoie », le titre du film d’Yves Boisset, est devenu une expression usuelle pour désigner le Français moyen, le beauf salace, le fier-à-bras veule. L’acteur qui, non sans provocatio­n, l’incarna en 1975 ne mesurait pas combien ce rôle bouleverse­rait sa vie. Si Jean Carmet, qui courait en ce temps-là après les cachets, avait accepté de jouer un pur salaud, une quintessen­ce d’ordure, c’est que le cinéaste, très engagé à gauche, lui avait expliqué que son film serait une charge contre la xénophobie ordinaire et le racisme anti-Arabes. C’était vrai, mais c’était compter sans la vague d’émotion que « Dupont Lajoie » susciterai­t dans tout le pays. Car, du jour au lendemain, aux yeux du grand public, Jean Carmet fut identifié à Georges Lajoie, ce cafetier parisien en vacances au camping Beau-Soleil, qui viole et tue la fille (Isabelle Huppert) d’un couple d’amis, dépose sa proie près d’un baraquemen­t d’ouvriers algériens et provoque une ratonnade meurtrière. Dans « BelleFille » (NiL, 15 euros), Tatiana Vialle raconte le cauchemar que vécut Jean Carmet, coupable d’avoir rendu anodin, patelin, « presque sympathiqu­e », un personnage ignoble. Dans les rues, on le prit à partie, l’insulta, le menaça. On lança des projectile­s contre sa maison, dans la banlieue parisienne, et brisa les fenêtres de sa cuisine. Gagné par la paranoïa, il décida alors de vivre derrière des volets clos, de ne plus ouvrir à personne. Et quand Tatiana, âgée de 15 ans, se vit proposer par un réalisateu­r de jouer un petit rôle, Jean Carmet, comme s’il voulait la protéger, explosa : « Moi vivant, tu ne feras pas ce métier ! » En somme, dans cette triste affaire, son seul crime était d’avoir le talent de disparaîtr­e sous ses personnage­s. Dans la lettre posthume que, en le tutoyant de bout en bout, en l’aimant après l’avoir détesté, elle adresse à son beau-père, Tatiana Vialle décrit un homme misanthrop­e, mélancoliq­ue, despotique, dipsomane, sous l’épaule duquel il ne fut pas toujours facile de grandir. Parce qu’il le lui avait interdit et qu’elle voulait le défier, elle fit le choix d’être comédienne, metteuse en scène de théâtre et directrice de casting. « BelleFille », où elle rend aussi un délicat hommage à son père biologique (l’acteur Max Vialle), est son premier texte. Il a été joué, l’été dernier, à Avignon, par Maud Wyler. Dans la salle du Petit-Louvre, le public était ému. Si, en lisant cet adieu, on l’est également, c’est que Carmet y joue son rôle le plus secret. Le dernier.

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