MENACES DE MORT
DES ÉLUS TÉMOIGNENT
Le bruit des détonations résonne encore à ses oreilles : « Six coups de fusil à pompe », tirés en l’air, le 14 décembre, devant son domicile dans l’Eure. Bruno Questel savait que des « gilets jaunes » avaient donné rendez-vous ce jour-là devant chez lui pour un concert de klaxons. Mais le député de La République en Marche (LREM) ne s’attendait pas à retrouver six cartouches dans son jardin. Ni à devoir faire barrage à des manifestants revendiquant le droit d’entrer dans sa maison puisqu’« on est chez nous, c’est nous qui te payons ». Natif du coin, avocat de profession, maire pendant quinze ans, conseiller départemental, il ne découvrait pas la dureté de la vie politique. Mais « on n’est plus dans la même dimension ». Il a fallu l’intervention des gendarmes pour qu’à minuit il rejoigne femme et enfants. Depuis, Bruno Questel n’a plus eu de visite nocturne, mais il a reçu début janvier un courrier anonyme à l’Assemblée : « Petite tapette à
lunettes, protège-toi bien toi et les tiens. Tu as déjà pris du plomb mais cette fois tu vas goûter au fusil d’assaut piqué lors de la manif. » Le président de la République, qui lui a témoigné son soutien par téléphone, a-t-il voulu en faire un symbole ? C’est dans sa commune normande de Grand-Bourgtheroulde, 3800 habitants, qu’Emmanuel Macron a choisi de venir lancer son grand débat mardi 15 janvier.
Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », la violence dont a été victime Bruno Questel est presque devenue banale. Les députés du président sont désormais des cibles. Au mieux, ils sont victimes d’insultes ou de dégradations de leur permanence. Au pire, de menaces de mort ou d’intimidations physiques. Dans les groupes de discussion Telegram, chaque jour ou presque un parlementaire rapporte un nouvel acte – en tout une cinquantaine déjà recensés. Du plus grossier – le numéro de la permanence d’une élue collé sur les feux rouges de sa circonscription en le faisant passer pour celui d’une call-girl – au plus grave. « Macron pute à juifs » tagué sur la permanence du député alsacien Bruno Studer; « De quel droit un Africain vient se mêler des problèmes de la France?… Tu vas mourir » adressé à l’élu du Val-de-Marne Jean-François Mbaye; « Bientôt nous te ferons la chatte au fer chaud, ensuite tu seras décapitée » écrit en lettres capitales à l’élue des Yvelines Aurore Bergé; la voiture de Jacqueline Dubois incendiée devant sa maison en Dordogne; un mur de
parpaings construit devant celle de la Vendéenne Patricia Gallerneau; une balle accompagnée du message : « La prochaine fois, tu la prends entre les deux yeux » dans le courrier du député du Pas-de-Calais Benoit Potterie, « alors qu’[il se] rendai[t] au collège de Norrent-Fontes pour rencontrer des élèves de troisième et leur expliquer la fonction de député et l’engagement citoyen dans la politique »… Une haine spécifiquement dirigée contre les parlementaires de la majorité.
BANALISATION
De quoi est-elle le nom? De la détestation que suscite le président et par ruissellement de tous ceux qui votent ses lois à l’Assemblée? De la radicalisation d’une frange de ce mouvement qui dégénère dans la violence? D’une démocratie représentative attaquée dans ses fondements ? De la banalisation de la haine en politique? D’un peu de tout cela ? Certes, les élus macronistes ne sont pas, loin de là, les premiers à être victimes d’insultes ou de menaces. Dans un passé récent, Christiane Taubira ou Najat Vallaud-Belkacem ont connu cela, sans parler de Nathalie Kosciusko-Morizet agressée sur un marché parisien. Avant elles, la ministre Dominique Voynet, bête noire des chasseurs et des agriculteurs, avait eu droit à son effigie une corde autour du cou dans les manifs et à une balle dans son courrier lorsqu’elle était maire de Montreuil. Mais cette violence s’est généralisée, banalisée ces dernières semaines. De plus en plus d’actes sont commis devant le domicile privé des députés, et non plus leur permanence. Et les menaces sont accompagnées d’une injonction à voter de telle ou telle façon. « Le comité patriotique vous a à l’oeil. On connaît votre bobine », a ainsi été « prévenu » le député Matthieu Orphelin lors du vote de la loi asile-immigration, en avril. Même chose pour l’élu girondin Florent Boudié, traité d’« islamo-collabo » pour ses travaux sur la rétention des mineurs étrangers : « Un bon député est un député m… [mort, NDLR] », a-t-il lu dans un courrier. Un geste signé selon lui d’une « ultra-droite galvanisée par le climat ambiant ».
Pour l’historien du monde politique et parlementaire Christophe Bellon, un tel phénomène n’a pas d’équivalent récent : « On avait déjà vu des parlementaires attaqués sous la IIIe ou la IVe République, lors de crises agricoles ou lors du mouvement poujadiste. Mais sous la Ve République, un mouvement qui s’en prend spécifiquement aux parlementaires représentant le pouvoir, c’est nouveau. Un vieil antiparlementarisme se réveille. » Explications selon lui? « Les “gilets jaunes” sont un mouvement régional, ils ont plus facilement accès aux parlementaires qu’aux ministres, alors certains s’attaquent aux représentants de la nation qu’ils ont en face d’eux. Ce qui est original, aussi, c’est que ce mouvement mêle un antiparlementarisme d’extrême droite, selon lequel les députés trahissent la volonté populaire, et un autre d’extrême gauche, qui considère que la démocratie parlementaire est une usurpation. On n’a jamais connu les deux en même temps ». L’historien et prof à Sciences-Po Jean Garrigues y voit aussi le signe d’ « une hystérisation de la vie politique. Comme s’il y avait une légitimation de la violence, venant des leaders politiques eux-mêmes. On le voit quand Jean-Luc Mélenchon affronte un policier lors de la perquisition au siège de La France insoumise et donne l’exemple d’une rébellion face à l’ordre, quand François Ruffin pratique le “name and shame” et désigne les députés à la vindicte populaire ou quand Laurent Wauquiez, devant les étudiants de l’école de commerce de Lyon, tient un discours d’une grande violence, y compris sur son propre camp ».
“GUILLOTINE, GUILLOTINE”
Novices pour la plupart, élus avec le sentiment qu’ils allaient changer les pratiques et contribuer à réconcilier les citoyens avec la politique, les députés LREM n’en finissent plus de s’interroger. Qu’ont-ils fait pour mériter ça ? Tous reconnaissent des « maladresses », des « erreurs » du pouvoir… Mais ils ont le sentiment de récolter une tempête semée il y a longtemps : la déconnexion des élites, la révolution démo-
“C’EST NOUVEAU SOUS LA VE RÉPUBLIQUE. UN VIEIL ANTIPARLEMENTARISME SE RÉVEILLE.” CHRISTOPHE BELLON
cratique manquée après l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle en 2002, le poids de la haute administration dans la sphère décisionnelle…« C’est comme si dans un restaurant on arrivait au café et qu’on payait l’addition alors que le menu a été commandé il y a trente ans », estime Christophe Lejeune. Ce député LREM de Haute-Saône a subi à la fois des intimidations verbales et physiques. Un après-midi, des « gilets jaunes » sont venus tambouriner devant chez lui et bloquer son portillon en posant des colliers de serrage. Puis, lors d’une discussion houleuse devant la préfecture à Vesoul, où il était venu récupérer des cahiers de doléances, il a entendu par deux fois le mot « guillotine » lâché face à lui. Le coupable, un ouvrier d’une cinquantaine d’années, déjà auteur de menaces sur des élus, a été condamné à quatre mois de prison avec sursis.
Pas question pour autant de « se victimiser » au risque d’attirer à nouveau l’attention sur eux. Sur leurs comptes Twitter, les députés macronistes clament « même pas peur ». Mais, en off, ils racontent la trouille au ventre et les précautions nouvelles : ne plus se déplacer seul, prendre des petites routes dans les campagnes et éviter les ronds-points, renoncer s’il le faut à une cérémonie de voeux, prévenir la préfecture ou le commissariat à la moindre alerte. Une jeune élue raconte qu’au passage d’un péage les amis avec qui elle partait en weekend lui ont conseillé de se cacher. « Si je ne me fais pas péter la gueule d’ici à la fin du mandat, j’aurai du bol, c’est ma hantise », confie-t-elle. Un autre a dû assurer à ses deux jeunes enfants qu’ils n’allaient pas devoir déménager : « Le député est debout mais le papa que je suis est secoué. » Ces élus disent aussi leur incompréhension devant la faiblesse des condamnations venues des autres bancs de l’Assemblée, voire des discours légitimant la violence. « Ce qui se passe, ce n’est pas le problème de La République en Marche, c’est le problème de la République », estime Aurore Bergé. Chez les Républicains, le vice-président et député de l’Ain Damien Abad ne dit pas autre chose : « Considérer qu’on est à l’abri serait une erreur. C’est un problème pour tout le monde. La démocratie représentative est contestée. Et tout ce qui représente un pouvoir, politiques, médias, etc., est mis au pilori. »
“POUR EUX, ON EST DES NANTIS”
Mireille Robert n’a pas voulu céder aux intimidations. Et pourtant le choc a été rude : la nuit du 23 novembre, une quarantaine de « gilets jaunes », cagoulés ou casqués, mettent le feu à des palettes sur le chemin menant au domaine viticole de son mari. « On reviendra et on mettra le feu », avertissent-ils. A Pieusse (Aude), 1000 habitants, la députée sait qu’elle doit en croiser certains tous les jours. Mais pas question de rompre le contact avec les habitants en colère. La veille de Noël, elle apportait encore un panier avec des fruits aux « gilets jaunes » restés sur le rond-point. « Pour eux, on est des nantis qui ne font rien et regardent le peuple crever, constate l’ancienne directrice d’école. A En Marche, nous avons porté un vent d’espoir, on aurait peut-être dû plus préciser qu’il faudrait du temps. » Elle entend bien assister aux débats, aider à trouver des salles s’il le faut. Et veut croire que ce lien cultivé au quotidien permettra de rétablir le dialogue. Il y a quelques jours, elle et sa collaboratrice ont eu la bonne surprise de trouver un petit mot glissé sous la porte de leur permanence. Ni insulte ni menace, il était juste écrit « 6e République ». « C’est génial, notre travail paie », se sont-elles dit ce matin-là.