LA DEUXIÈME VIE DE POMPÉI
Sous l’autorité du très enthousiaste professeur Massimo Osanna, de vastes fouilles ont fait émerger de nombreux trésors enfouis depuis près de deux mille ans sous les cendres du Vésuve. Mais les critiques fusent : selon certains archéologues, la priorité
Un soleil oblique effleure le forum, les oiseaux saluent le jour qui se lève : à peine arrivé de Naples, où il réside, Massimo Osanna, 55 ans, a pris l’habitude de chausser ses sneakers, mettre son casque et partir en vadrouille. Rien ne procure plus d’ivresse au directeur du parc archéologique de Pompéi que cette promenade quotidienne dans les ruines du site. Alors que son mandat arrive à son terme, il continue de humer les confins non encore explorés (22 hectares) de ce patrimoine inestimable. Avec une attention spéciale pour les 1 000 mètres carrés qu’il a libérés l’an dernier des lapilli (la pierre ponce) dans Regio V, le quartier au nord du site. Et sans omettre de faire un détour par la villa de Civita Giuliana où ont été découverts les restes d’un cheval de race, bardé de cuirs précieux, qui devait appartenir à un militaire de haut rang. C’est peu de dire que ce pur-sang le fascine.
Pour lui, diriger le parc archéologique le plus célèbre du monde, effacé de la carte par l’éruption du Vésuve en 79 apr. J.-C., est plus qu’un métier : une raison d’être. Il a tout fait pour agrandir, ouvrir, faire connaître, transformer la ville morte en laboratoire à ciel ouvert. Il est plus souvent au milieu des fouilles que dans son bureau, témoignent les trois chefs de chantier et la vingtaine d’ouvriers qui creusent, excavent, trouent et piochent en exécutant le programme d’un « surexcité », comme ils disent. Ils le décrivent comme « têtu », « obstiné », voire « monomaniaque ». A l’affût du moindre objet déniché. Capable de donner tout de suite un nom à un bout de mosaïque, à une demi-amphore, à une fresque encore à moitié ensevelie sous les cendres. Depuis sa nomination en 2014, Osanna a réussi à ressusciter Pompéi, à changer le sanctuaire en ville vivante, avec en plus une « saison théâtrale » en plein été. Enthousiasmant d’un côté les médias et remplissant de l’autre la cagnotte d’argent public (40 millions d’euros), assez pour lancer de nouvelles fouilles. Avant lui, creuser était tabou : on faisait tout pour ne pas faire prospérer ce joyau à une demi-heure de Naples.
La liste des découvertes signées Osanna s’est ainsi allongée de jour en jour : une chapelle de 4 mètres sur 5 dédiée aux dieux Lares ; le squelette d’un survivant écrasé par un rocher de 300 kilos ; 40 fresques dédiées à Narcisse et au Minotaure ; un édifice orné de trois balcons chargés d’amphores ; la maison dite du « jardin enchanté » ; deux magnifiques mosaïques rectangulaires, dans la maison de Jupiter ; et enfin l’exceptionnelle fresque de « Léda et le Cygne ».
Découverte début novembre et immédiatement recouverte à cause des intempéries, elle nous a été dévoilée de nouveau un beau matin de décembre. La marche vers ce trésor n’a pas été facile : escaliers de terre friable, cheminements abrupts au bord des fouilles où s’affairent les ouvriers, qui cherchent à dégager les 5 mètres, pas moins, de cendres et de pierres qui recouvrent cette partie du site. Et voici la mythique Léda (1) : petite (1 mètre de haut) mais saisissante de passion. Assise sur un rebord de
pierre, jambes ouvertes, la main droite accrochée à la muraille comme pour l’aider à maîtriser son plaisir et ce regard troublé et troublant qu’elle lance au visiteur comme si elle voulait lui faire partager son orgasme. Surprise en plein accouplement avec un Jupiter réincarné en cygne, elle suscite des commentaires ébahis par l’érotisme palpable de sa prestation. Le cygne n’est ici qu’un accessoire de son plaisir. « C’est la première Léda réaliste et érotomane que je vois, serrant fort son mâle-objet entre ses jambes, dit l’anthropologue napolitain Marino Niola. Osanna a découvert la première fresque féministe de l’histoire de l’Antiquité. »
Mais par-delà la fresque de Léda, ce qui surprend le promeneur de ces 1 000 mètres carrés de délices tout juste déterrés, c’est le sentiment de découvrir une tranche de vie qui a l’air de remonter à quelques jours à peine. D’assister à la tragédie de ce qu’ont vécu les habitants de cette petite cité riveraine de la mer Tyrrhénienne, juste après l’éruption. Les couleurs sont fraîches, les gestes sont saisis sur le vif, tous les objets semblent avoir été utilisés la veille. Le temps passé a été effacé. « Ce qui m’a ému le plus, raconte Massimo Osanna, c’est la découverte d’un squelette, avec son sac à main en tissu encore bourré de pièces de monnaie, à côté des clés de sa maison. Il fuyait la lave, et il a été bloqué. On a d’ailleurs compris par la suite qu’il était boîteux. » Agé d’une trentaine d’années, cet homme de 1,60 mètre aurait été retardé par son handicap : il a fini décapité par un bloc de pierre.
Si ces détails précieux émergent, c’est que les nouvelles technologies nous livrent des informations inédites, nous explique le directeur. Utilisation de drones, cartographie laser, thermographie infrarouge, reconstitutions en 3D permettent d’avancer plus sûrement. Le travail conjoint des « informaticiens, ingénieurs, géologues, anthropologues, paléobotanistes, en plus des archéologues », permet de déduire ce qu’étaient les pathologies des Pompéiens, leurs habitudes alimentaires et vestimentaires, voire leur profession… Ces équipes pluridisciplinaires ont d’ailleurs permis de préciser avec certitude le jour exact de l’éruption. « La date retenue était jusque-là le 24 août. Eh bien, une inscription murale de la fin octobre de l’an 79 et l’analyse des fruits présents dans la “maison-jardin” [des grenades] nous autorisent à dire que le volcan a déversé sa lave le 24 octobre, soit deux mois après la date officielle... »
Mais tout le monde ne partage pas l’enthousiasme des chercheurs. La « saison Osanna » fait grincer des dents de nombreux archéologues et historiens, qui y voient une opération strictement médiatique. A les écouter, le gigantesque chantier de Regio V va multiplier les problèmes de préservation des précieuses découvertes. « Il n’y a rien de bien original dans la démarche d’Osanna, s’agace ainsi l’historien Tomaso Montanari. A Pompéi quand on creuse, on trouve. Quoi de plus banal ?
Le problème n’est pas de découvrir du nouveau, mais de conserver ce qui a déjà émergé. Et de le conserver comme il faut. »
Ce qui ne serait pas le cas, selon ces voix critiques, qui évoquent les désastres constatés ces dernières années : villas écroulées, comme la Schola Armatorum (à cause des pluies battantes de l’hiver 2010 et rouverte il y a à peine trois semaines), mur effondré dans la Maison du Cithariste en janvier 2017, amphores en morceaux, mobilier réduit en poussière… Sans parler des meutes de chiens qui rôdent entre les ruines. Ou des manoeuvres de la Camorra, omniprésente dans la région de Naples. Cette puissante organisation criminelle contrôlerait les tombaroli, ces voleurs d’amphores, assiettes, vases, monnaies, mobilier revendus aux étrangers. L’ouverture de nouvelles fouilles a de quoi attiser ses appétits. Le signal d’alarme avait déjà été lancé dès 2013 par le magistrat Maria Di Mauro : « Les sismographes de l’Antimafia enregistrent sur les pentes du Vésuve des petits signaux imperceptibles. » Le rapport 2014 de la Direction investigatrice Antimafia a confirmé ses craintes : « Le risque est que le parc archéologique se transforme en un immense banquet pour les clans de la Campanie. » Allusion aux appels d’offres (pour l’exécution des travaux, la construction de hangars, de magasins, de lieux d’exposition…) que les camorristes pourraient phagocyter, mais aussi aux ventes illégales de boissons, aux pseudo-guides ou encore au racket des commerçants limitrophes du site. En 2005 déjà, le clan Cesarano obligeait des gérants de bistrot pompéiens à acheter du mauvais café à des prix gonflés : treize arrestations s’en étaient suivies. Mais Massimo Osanna ne s’émeut guère. Pour lui, le problème Camorra concerne les environs du site et non le parc archéologique lui-même. Ce que confirme le procureur Pierpaolo Filippelli : « Oui, la Camorra est sur le territoire pompéien. Non, elle n’est pas à l’intérieur du parc. » Pour obtenir ce résultat, explique Osanna, il a fallu confier à un général des carabiniers la mission de contrôler les appels d’offres.
Alors, peut-on parler d’un « miracle Osanna », artisan de la renaissance du site ? L’homme est habile, inventif, et pour parvenir à ses fins, ses moyens d’action ne sont pas toujours des plus orthodoxe. En témoigne cette anecdote. Il y a trois ans, il n’a pas hésité à lancer l’hypothèse, dans une interview au « Daily Telegraph », que les objets volés à Pompéi portaient malheur à leurs propriétaires ! Eh bien, depuis cette date, les « retours » se sont multipliés. Une touriste canadienne, qui avait volé il y a cinquante ans une antéfixe en terre cuite, l’a rendue à la direction du parc avec ce commentaire : « Maintenant je peux dormir tranquille. » Une cinquantaine d’autres ont suivi son exemple. Pragmatique – ou incorrigiblement médiatique –, Osanna réfléchit maintenant à regrouper ces objets pour en faire une exposition…