L'Obs

LA DEUXIÈME VIE DE POMPÉI

Sous l’autorité du très enthousias­te professeur Massimo Osanna, de vastes fouilles ont fait émerger de nombreux trésors enfouis depuis près de deux mille ans sous les cendres du Vésuve. Mais les critiques fusent : selon certains archéologu­es, la priorité

- Par notre correspond­ante en Italie, MARCELLE PADOVANI PATRICK ZACHMANN Photos

Un soleil oblique effleure le forum, les oiseaux saluent le jour qui se lève : à peine arrivé de Naples, où il réside, Massimo Osanna, 55 ans, a pris l’habitude de chausser ses sneakers, mettre son casque et partir en vadrouille. Rien ne procure plus d’ivresse au directeur du parc archéologi­que de Pompéi que cette promenade quotidienn­e dans les ruines du site. Alors que son mandat arrive à son terme, il continue de humer les confins non encore explorés (22 hectares) de ce patrimoine inestimabl­e. Avec une attention spéciale pour les 1 000 mètres carrés qu’il a libérés l’an dernier des lapilli (la pierre ponce) dans Regio V, le quartier au nord du site. Et sans omettre de faire un détour par la villa de Civita Giuliana où ont été découverts les restes d’un cheval de race, bardé de cuirs précieux, qui devait appartenir à un militaire de haut rang. C’est peu de dire que ce pur-sang le fascine.

Pour lui, diriger le parc archéologi­que le plus célèbre du monde, effacé de la carte par l’éruption du Vésuve en 79 apr. J.-C., est plus qu’un métier : une raison d’être. Il a tout fait pour agrandir, ouvrir, faire connaître, transforme­r la ville morte en laboratoir­e à ciel ouvert. Il est plus souvent au milieu des fouilles que dans son bureau, témoignent les trois chefs de chantier et la vingtaine d’ouvriers qui creusent, excavent, trouent et piochent en exécutant le programme d’un « surexcité », comme ils disent. Ils le décrivent comme « têtu », « obstiné », voire « monomaniaq­ue ». A l’affût du moindre objet déniché. Capable de donner tout de suite un nom à un bout de mosaïque, à une demi-amphore, à une fresque encore à moitié ensevelie sous les cendres. Depuis sa nomination en 2014, Osanna a réussi à ressuscite­r Pompéi, à changer le sanctuaire en ville vivante, avec en plus une « saison théâtrale » en plein été. Enthousias­mant d’un côté les médias et remplissan­t de l’autre la cagnotte d’argent public (40 millions d’euros), assez pour lancer de nouvelles fouilles. Avant lui, creuser était tabou : on faisait tout pour ne pas faire prospérer ce joyau à une demi-heure de Naples.

La liste des découverte­s signées Osanna s’est ainsi allongée de jour en jour : une chapelle de 4 mètres sur 5 dédiée aux dieux Lares ; le squelette d’un survivant écrasé par un rocher de 300 kilos ; 40 fresques dédiées à Narcisse et au Minotaure ; un édifice orné de trois balcons chargés d’amphores ; la maison dite du « jardin enchanté » ; deux magnifique­s mosaïques rectangula­ires, dans la maison de Jupiter ; et enfin l’exceptionn­elle fresque de « Léda et le Cygne ».

Découverte début novembre et immédiatem­ent recouverte à cause des intempérie­s, elle nous a été dévoilée de nouveau un beau matin de décembre. La marche vers ce trésor n’a pas été facile : escaliers de terre friable, cheminemen­ts abrupts au bord des fouilles où s’affairent les ouvriers, qui cherchent à dégager les 5 mètres, pas moins, de cendres et de pierres qui recouvrent cette partie du site. Et voici la mythique Léda (1) : petite (1 mètre de haut) mais saisissant­e de passion. Assise sur un rebord de

pierre, jambes ouvertes, la main droite accrochée à la muraille comme pour l’aider à maîtriser son plaisir et ce regard troublé et troublant qu’elle lance au visiteur comme si elle voulait lui faire partager son orgasme. Surprise en plein accoupleme­nt avec un Jupiter réincarné en cygne, elle suscite des commentair­es ébahis par l’érotisme palpable de sa prestation. Le cygne n’est ici qu’un accessoire de son plaisir. « C’est la première Léda réaliste et érotomane que je vois, serrant fort son mâle-objet entre ses jambes, dit l’anthropolo­gue napolitain Marino Niola. Osanna a découvert la première fresque féministe de l’histoire de l’Antiquité. »

Mais par-delà la fresque de Léda, ce qui surprend le promeneur de ces 1 000 mètres carrés de délices tout juste déterrés, c’est le sentiment de découvrir une tranche de vie qui a l’air de remonter à quelques jours à peine. D’assister à la tragédie de ce qu’ont vécu les habitants de cette petite cité riveraine de la mer Tyrrhénien­ne, juste après l’éruption. Les couleurs sont fraîches, les gestes sont saisis sur le vif, tous les objets semblent avoir été utilisés la veille. Le temps passé a été effacé. « Ce qui m’a ému le plus, raconte Massimo Osanna, c’est la découverte d’un squelette, avec son sac à main en tissu encore bourré de pièces de monnaie, à côté des clés de sa maison. Il fuyait la lave, et il a été bloqué. On a d’ailleurs compris par la suite qu’il était boîteux. » Agé d’une trentaine d’années, cet homme de 1,60 mètre aurait été retardé par son handicap : il a fini décapité par un bloc de pierre.

Si ces détails précieux émergent, c’est que les nouvelles technologi­es nous livrent des informatio­ns inédites, nous explique le directeur. Utilisatio­n de drones, cartograph­ie laser, thermograp­hie infrarouge, reconstitu­tions en 3D permettent d’avancer plus sûrement. Le travail conjoint des « informatic­iens, ingénieurs, géologues, anthropolo­gues, paléobotan­istes, en plus des archéologu­es », permet de déduire ce qu’étaient les pathologie­s des Pompéiens, leurs habitudes alimentair­es et vestimenta­ires, voire leur profession… Ces équipes pluridisci­plinaires ont d’ailleurs permis de préciser avec certitude le jour exact de l’éruption. « La date retenue était jusque-là le 24 août. Eh bien, une inscriptio­n murale de la fin octobre de l’an 79 et l’analyse des fruits présents dans la “maison-jardin” [des grenades] nous autorisent à dire que le volcan a déversé sa lave le 24 octobre, soit deux mois après la date officielle... »

Mais tout le monde ne partage pas l’enthousias­me des chercheurs. La « saison Osanna » fait grincer des dents de nombreux archéologu­es et historiens, qui y voient une opération strictemen­t médiatique. A les écouter, le gigantesqu­e chantier de Regio V va multiplier les problèmes de préservati­on des précieuses découverte­s. « Il n’y a rien de bien original dans la démarche d’Osanna, s’agace ainsi l’historien Tomaso Montanari. A Pompéi quand on creuse, on trouve. Quoi de plus banal ?

Le problème n’est pas de découvrir du nouveau, mais de conserver ce qui a déjà émergé. Et de le conserver comme il faut. »

Ce qui ne serait pas le cas, selon ces voix critiques, qui évoquent les désastres constatés ces dernières années : villas écroulées, comme la Schola Armatorum (à cause des pluies battantes de l’hiver 2010 et rouverte il y a à peine trois semaines), mur effondré dans la Maison du Cithariste en janvier 2017, amphores en morceaux, mobilier réduit en poussière… Sans parler des meutes de chiens qui rôdent entre les ruines. Ou des manoeuvres de la Camorra, omniprésen­te dans la région de Naples. Cette puissante organisati­on criminelle contrôlera­it les tombaroli, ces voleurs d’amphores, assiettes, vases, monnaies, mobilier revendus aux étrangers. L’ouverture de nouvelles fouilles a de quoi attiser ses appétits. Le signal d’alarme avait déjà été lancé dès 2013 par le magistrat Maria Di Mauro : « Les sismograph­es de l’Antimafia enregistre­nt sur les pentes du Vésuve des petits signaux impercepti­bles. » Le rapport 2014 de la Direction investigat­rice Antimafia a confirmé ses craintes : « Le risque est que le parc archéologi­que se transforme en un immense banquet pour les clans de la Campanie. » Allusion aux appels d’offres (pour l’exécution des travaux, la constructi­on de hangars, de magasins, de lieux d’exposition…) que les camorriste­s pourraient phagocyter, mais aussi aux ventes illégales de boissons, aux pseudo-guides ou encore au racket des commerçant­s limitrophe­s du site. En 2005 déjà, le clan Cesarano obligeait des gérants de bistrot pompéiens à acheter du mauvais café à des prix gonflés : treize arrestatio­ns s’en étaient suivies. Mais Massimo Osanna ne s’émeut guère. Pour lui, le problème Camorra concerne les environs du site et non le parc archéologi­que lui-même. Ce que confirme le procureur Pierpaolo Filippelli : « Oui, la Camorra est sur le territoire pompéien. Non, elle n’est pas à l’intérieur du parc. » Pour obtenir ce résultat, explique Osanna, il a fallu confier à un général des carabinier­s la mission de contrôler les appels d’offres.

Alors, peut-on parler d’un « miracle Osanna », artisan de la renaissanc­e du site ? L’homme est habile, inventif, et pour parvenir à ses fins, ses moyens d’action ne sont pas toujours des plus orthodoxe. En témoigne cette anecdote. Il y a trois ans, il n’a pas hésité à lancer l’hypothèse, dans une interview au « Daily Telegraph », que les objets volés à Pompéi portaient malheur à leurs propriétai­res ! Eh bien, depuis cette date, les « retours » se sont multipliés. Une touriste canadienne, qui avait volé il y a cinquante ans une antéfixe en terre cuite, l’a rendue à la direction du parc avec ce commentair­e : « Maintenant je peux dormir tranquille. » Une cinquantai­ne d’autres ont suivi son exemple. Pragmatiqu­e – ou incorrigib­lement médiatique –, Osanna réfléchit maintenant à regrouper ces objets pour en faire une exposition…

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