LE POPULISME, MALADIE SÉNILE DU LIBÉRALISME
Directeur du département d’économie de l’Ecole normale supérieure.
Le premier livre de Dany Cohn-Bendit, écrit à chaud en 1968 avec son frère Gabriel, était intitulé « le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme », inversant astucieusement le titre d’un texte de Lénine où le gauchisme en était la « maladie infantile ». Le populisme a remplacé aujourd’hui le gauchisme comme mot-valise de l’époque. Il y aurait un populisme de gauche et un autre de droite, unis par un même refus du « système » et de ses élites, comme il existait jadis des anarchistes des deux bords. Cela suffit-il à en faire une catégorie utile ? On peut en douter.
Un gouffre sépare les versants gauche et droite de cette nouvelle radicalité. Les uns veulent plus d’impôts, les autres moins ; les uns veulent lutter contre le réchauffement climatique, les autres s’en moquent ; les uns veulent fermer les mosquées, les autres pas… Il faut beaucoup d’aveuglement (ou d’opportunisme) pour trouver des ressemblances entre ces deux protestations. En soulignant, à propos des « gilets jaunes », des « convergences » entre La France insoumise et le Rassemblement (ex Front) national, Marine Le Pen n’est évidemment pas dupe : c’est un baiser de la mort qu’elle adresse à l’autre camp, parce qu’elle sait que l’époque lui est favorable.
Pour éviter les malentendus, le plus simple est de réserver le terme populiste à son versant droit, celui qui prend le pouvoir dans un nombre croissant de pays, et dont se réclament Trump, Salvini, Orbán et le tout nouveau venu, le président brésilien Jair Bolsonaro. Le discours de Bolsonaro donne une grille de lecture presque parfaite du phénomène. De même que Trump, il se présente comme l’image inversée du politiquement correct. Il n’hésite pas à se déclarer raciste (il ne laisserait jamais son fils épouser une Noire), misogyne (il annonçait à une opposante politique qu’elle était trop moche pour qu’il la viole), anti-écologique (il n’a cure de la forêt amazonienne, plaçant le département qui en est responsable sous la tutelle du ministère de l’Agriculture…). Comme Trump, son coeur de cible est l’homme blanc, espèce censée être menacée par les femmes et les minorités, qu’il faut défendre contre une extinction annoncée. Bolsonaro marque le retour de ceux qui n’avaient pas digéré l’élection de Lula, comme Trump sonnait la revanche de ceux qu’Obama exaspérait. Lula avait pourtant fait sortir de la pauvreté 30 millions de Brésiliens, mettant en oeuvre de nombreux programmes de lutte pour l’inclusion sociale des plus démunis. Il avait été réélu triomphalement, comme Obama, et avait même réussi à faire élire deux fois de suite son successeur désigné, Dilma Rousseff. Las, son héritage a été détruit par un immense scandale de corruption lié à la firme Petrobras, qui a fait mettre en examen un tiers du Congrès. La formidable crise économique qui s’est abattue sur le pays, en 2015 et 2016, au cours de laquelle le PIB brésilien s’est contracté de 7%, a détruit ce qui restait de confiance dans le Parti des Travailleurs. La montée de la violence a fait le reste. Sous l’effet de la crise, le taux d’homicides n’a cessé de croître. La corruption des élites, l’insécurité économique et la violence civile : telle est la recette du totalitarisme, comme le démontre brillamment l’économiste Barry Eichengreen dans son dernier livre « The Populist Temptation » (Oxford University Press).
Ce qui distingue toutefois ce néopopulisme du totalitarisme des années 1930 est son programme économique. Comme Trump, Bolsonaro est l’héritier de Reagan. Alors que du point de vue des valeurs il est totalement illibéral, il est libéral en matière économique. Son ministre de l’Economie est un ancien « Chicago Boy » (membre d’un groupe d’économistes chiliens des années 1970) qui veut réduire les impôts, mettre fin aux programmes sociaux et privatiser les services publics. L’empreinte du reaganisme est étonnante. Trente ans de libéralisme économique ont anéanti la théorie du ruissellement des richesses qui fondait sa doctrine, produisant au contraire une formidable augmentation des inégalités. Ce qui a demeuré et prospéré toutefois de la doctrine reaganienne est l’idée selon laquelle l’Etatprovidence profite surtout aux assistés (welfare recipients), terme dont chacun comprend qu’il vise les Afro-Américains, ou aux fonctionnaires mis dans la même catégorie, nourrissant ainsi le rejet de l’impôt et des taxes.
Trump a rajeuni la doctrine en forçant le trait : le libéralisme fonctionne, à le suivre, mais à condition de le mettre à l’abri du reste du monde, des Chinois ou des Mexicains, bref des « autres »… C’est ce qu’on pourrait appeler la promesse du « libéralisme dans un seul pays ». Au vu de ses échecs passés, il est loisible d’anticiper de nouvelles désillusions. Reprenant la formule des Cohn-Bendit, on peut parier que ce néopopulisme apparaîtra un jour comme la maladie sénile du libéralisme, celui de Reagan. Il ne reste qu’à lui survivre…