TÉLÉPHONIE MOBILE ET GUERRE FROIDE
La rivalité croissante entre les Etats-Unis et la Chine ne se limite pas au domaine commercial, avec droits de douane prohibitifs et ouvertures de marchés au pied-de-biche. Elle se focalise désormais sur le sort d’un grand groupe chinois, symbole à la fois de la réussite insolente de l’économie post-maoïste et de l’ambition de Pékin dans le monde : l’équipementier de télécoms Huawei, numéro un mondial du secteur (180 000 salariés, 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2018).
Le rôle de cette société est central dans l’une des grandes transformations technologiques des prochaines années : le passage à la 5G des télécommunications mobiles, qui permettra de développer les véhicules autonomes, l’internet des objets et les multiples applications de l’intelligence artificielle. La question qui se pose est simple : y a-t-il un risque à dépendre, pour des infrastructures aussi cruciales, d’une entreprise qui se trouve au coeur du système politique chinois?
Le mois dernier, la crise a éclaté au grand jour avec l’arrestation, à Vancouver, de Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei mais aussi, et peut-être surtout, fille du fondateur et dirigeant de l’entreprise, Ren Zhengfei. La fine fleur de l’aristocratie du régime de Pékin. Mme Meng a été interpellée à la demande des Etats-Unis, qui l’accusent d’avoir violé les sanctions contre l’Iran (celles antérieures à l’accord sur le nucléaire de 2015, pas celles, unilatérales, de Donald Trump). Libérée contre une forte caution, elle ne peut quitter le Canada tant que la justice n’a pas tranché sur la demande d’extradition américaine.
En représailles évidentes, la Chine a arrêté deux ressortissants canadiens pour « activités menaçant la sécurité nationale » : un ancien diplomate travaillant pour le think tank International Crisis Group, Michael Kovrig, et un homme d’affaires, Michael Spavor. Troisième épisode, en Pologne cette fois : deux employés de Huawei, l’un polonais, l’autre chinois, ont été arrêtés le 10 janvier, et accusés d’espionnage. Le Chinois, un ancien diplomate, a été aussitôt licencié par Huawei, qui a affirmé que ses actions n’avaient « aucun rapport avec l’entreprise ». Le bras de fer se déroule également sur le terrain industriel. L’administration Trump a bloqué l’accès de Huawei au marché américain, en invoquant des raisons de « sécurité ». Non seulement le géant chinois ne peut plus y fournir d’équipements pour les réseaux télécoms, mais il ne peut même plus y vendre de smartphones, alors qu’il est le numéro deux mondial (après Samsung) sur ces téléphones. Et Washington fait pression sur ses alliés pour qu’ils suivent son exemple : l’Australie a déjà banni Huawei, le Royaume-Uni et le Japon lui ont imposé des restrictions, et d’autres pays hésitent.
La question n’est pas nouvelle : en 2012, un rapport sénatorial français, rédigé par Jean-Marie Bockel, avait alerté sur le risque sécuritaire que posaient les deux équipementiers chinois Huawei et ZTE. Il n’avait pas connu de suites. Le Parlement ne devrait-il pas se saisir de nouveau de ce sujet complexe, sur lequel les informations fiables sont particulièrement maigres ?
La Pologne, que l’on sait proche de l’administration Trump, a officiellement demandé que l’Union européenne et l’Otan parviennent à une résolution commune sur le matériel Huawei, plutôt que de laisser des décisions se prendre en ordre dispersé.
Fantasme de guerre froide ou véritable danger ? La réponse à cette question conditionne le climat international des prochaines années, car l’exclusion de Huawei serait le prélude à une nouvelle division du monde en blocs. Il ne s’agit plus de téléphonie, mais de géopolitique.