Des salaires si bien cachés
Malgré quelques efforts de transparence, les rémunérations des grands commis de l’Etat restent très opaques. Six cents d’entre eux sont mieux payés que le président de la République
Si le grand débat national avait été lancé il y a quelques mois, Chantal Jouanno l’aurait probablement dirigé. Elle n’aurait pas démissionné. Car son salaire controversé, 14 000 euros brut mensuels, n’aurait pas fait la une des médias. Pour une raison simple : jusqu’en novembre dernier, il était secret. Comme la plupart des rémunérations de la haute administration qui s’oppose toujours, bec et ongles, à toute opération de transparence.
Il a fallu l’opiniâtreté du sénateur Jacques Mézard, et l’accord du gouvernement Cazeneuve, pour qu’une loi oblige enfin le ministère des Finances à publier, chaque année, les émoluments des patrons des 26 autorités administratives indépendantes. C’est grâce à ce texte, adopté début 2017, que, depuis quelques semaines, on trouve en ligne un document budgétaire listant ces salaires. Désormais, on le sait : le président de l’Autorité de la Concurrence perçoit 194 000 euros brut par an ; celui de l’Autorité des Marchés financiers, 239 000 ; celui de l’Autorité de Régulation des Activités ferroviaires et routières, 153 000 ; celle de la Cnil, 160 000 ; celui du CSA, 188 000. Et donc, à la Commission nationale du Débat public, Chantal Jouanno touche 176 000 euros brut par an. Au passage, on apprend dans le même document que, nommée en mars 2018, l’ancienne ministre de l’Ecologie de Nicolas Sarkozy a obtenu 20 000 euros de plus que son prédécesseur. A-t-elle négocié une rallonge avec Bercy, voire avec l’Elysée ? C’est probable. L’ancien secrétaire d’Etat au Budget, le socialiste Christian Eckert, raconte que les appointements des patrons des agences de l’Etat font souvent l’objet de discussions en coulisses (voir encadré p. 39).
L’équipe Hollande a tenté de faire la transparence sur d’autres rémunérations des cadres supérieurs de l’Etat. Avec des succès divers. Juste après son élection, en 2012, le nouveau président s’est engagé à publier les rémunérations de nouveaux patrons d’établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic), tels France Télévisions, le Cnes ou l’Opéra de Paris. Mais, du fait de l’extrême réticence de la haute administration, la mise en oeuvre de cet engagement présidentiel a pris quatre ans. Et ce n’est qu’à l’été 2016 que les premiers salaires des patrons d’Epic ont été révélés dans un bulletin de Bercy. Ainsi on a appris, par exemple, que Laurent Vallet, le successeur de Matthieu Gallet à la tête de l’INA, l’institut qui gère les archives audiovisuelles, percevait la coquette somme de 185 000 euros brut par an. Et qu'Etienne Crépon, son homologue du Centre scientifique et technique du Bâtiment, un organisme pourtant ciblé par la Cour des Comptes pour une gestion « en désordre », touchait, lui, 196 000 euros par an.
Mais cette transparence n’atteint pas encore le gros des troupes, les milliers de cadres supérieurs de la fonction publique d’Etat, souvent énarques ou polytechniciens : les directeurs des routes, des entreprises, de la police, du patrimoine, de l’enseignement primaire ou de ville, leurs adjoints, les secrétaires généraux des ministères… Certes, leur rémunération de base est connue, elle dépend d’une grille publique. Ces très hauts fonctionnaires se situent le plus souvent tout en haut, dans le « hors échelle », comme on dit dans le jargon. Peut-être pour signifier qu’ils jouissent d’un statut sans commune mesure avec celui du fonctionnaire lambda... D’autant que ce montant « hors échelle » ne représente souvent que la moitié – voire moins – de leur rémunération totale. Le reste est composé de primes diverses et variées, un maquis hérité de l’histoire, mais dont l’opacité semble organisée afin que personne ne s’y retrouve.
C’est particulièrement vrai dans le saint des saints, Bercy, où d’après la Cour des Comptes, certaines de ces primes non publiques sont tout bonnement illégales. De ce fait, on comprend pourquoi le montant total des rémunérations des cadres supérieurs de Bercy est tenu presque aussi secret que le code nucléaire. Dans un livre sorti il y a un an (1), j’ai publié une note de la Direction générale des Finances publiques classée « confidentiel » (voir fac similé page suivante). Elle était intitulée « REM 150 ». Que contenait-elle de si
explosif ? Une information cruciale pour la protection des intérêts économiques de la France ? Pas du tout. C’était la liste, non nominative, des 150 hauts fonctionnaires de Bercy mieux payés que le président de République, c’est-à-dire percevant plus de 180 000 euros brut par an, soit un peu plus de 13 000 euros net par mois. Elle a été établie début 2016 à la demande de François Hollande.
Qu’y apprend-on de si gênant pour Bercy ? Que le cadre le mieux rémunéré est un directeur régional des Finances publiques – un « TPG », trésorier-payeur général, comme on disait il y a quelques années – celui d’Ile-de-France. Son salaire net annuel : 255 000 euros, soit 21 250 euros par mois. On découvre aussi qu’au total 104 de ces « TPG » sont mieux rémunérés que le chef de l’Etat, de même que le secrétaire général de Bercy, les directeurs du Trésor et du Budget et même les chefs de l’Inspection des Finances et du Corps des mines !
Afin de dénicher cette note, permettant de révéler pour la première fois le niveau exact des rémunérations les plus élevées à Bercy, il m’a fallu mener une enquête digne d’un roman d’espionnage, avec rendez-vous discrets et adresse e-mail cryptée. Car la source qui a accepté de me confier ce document, et ainsi briser une omerta historique, redoutait de subir les foudres de la très haute administration qui déteste que l’on révèle ses petits et grands privilèges, qu’ils soient justifiés ou non.
Il n’y a pas qu’à Bercy. Prenez le Quai-d’Orsay. Pour cacher le niveau des « indemnités de résidences » (IR) des ambassadeurs – sorte de prime d’expatriation non fiscalisée qui représente souvent les deux tiers de leurs revenus – le ministère des Affaires étrangères ne recule devant aucun subterfuge. De 1967 à 2011, il publiait chaque année le taux d’augmentation de ces IR, jamais leur montant total. Seulement voilà, en 2011, le journaliste Frank Renaud a mis la main sur la liste de ces IR et l’a révélée dans un livre (2). Du coup, le Quai-d’Orsay, furieux, a décidé, par un décret pris en catimini en juillet 2011, de ne plus publier les taux d’augmentation des IR des ambassadeurs ; et cela afin que l’on ne puisse pas, grâce à la liste publiée par Frank Renaud, reconstituer leurs montants globaux, année par année. Il faut dire qu’ils sont souvent très élevés… ce qui ne veut pas dire trop, surtout pour les diplomates en poste dans des pays dangereux. Par l’enquête, on apprend ainsi que les ambassadeurs en Afghanistan et en Somalie, les mieux payés, semble-t-il, perçoivent à peu près 30 000 euros par mois, quasiment net d’impôts.
Au ministère de l’Intérieur également, la rémunération totale des très hauts gradés demeure un mystère. Sauf lorsque l’un d’entre eux entre au gouvernement. En effet, depuis l’affaire Cahuzac, tout ministre doit communiquer à la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie publique le montant de son patrimoine et de ses rémunérations juste avant sa nomination. Et la HATVP doit rendre cette déclaration publique. Nommé en octobre dernier, le nouveau secrétaire d’Etat à l’Intérieur, Laurent Nunez, a déposé sa déclaration d’inté-
LA HAUTE ADMINISTRATION DÉTESTE QUE L’ON RÉVÈLE SES PRIVILÈGES, QU’ILS SOIENT JUSTIFIÉS OU NON